Les Syriens contrôlaient maintenant une petite fortune.
La route se mit à monter légèrement et dans le lointain, sur la gauche, Malko aperçut des colonnades dorées sous les rayons du soleil levant : le site archéologique de Baalbek. Neyla ouvrait de grands yeux, n’ayant jamais vu que les ruines modernes de Beyrouth. Des entrepôts et des garages bordaient la route, qui devint d’un coup très animée. À chaque croisement, des soldats syriens débonnaires réglaient la circulation, doublés par des miliciens barbus, farouches et imbus de leur force. Ils passèrent devant le mur d’une caserne décorée d’un énorme portrait de Khomeiny. Juste à l’entrée de Baalbek, Mahmoud annonça à voix basse, comme si on avait pu les entendre :
— Regardez à droite, les Israéliens !
Malko sursauta. Le Tsahal n’était quand même pas dans la Bekaa ! Il vit un enchevêtrement de poutrelles tordues, de murs écroulés, de débris, de voitures brûlées. Des miliciens étaient en train de fouiller des décombres : le résultat du dernier raid de Mirages israéliens …
Pourvu que l’ami de « Johnny », son contact, ne soit pas resté sous les bombes. Sa tension ne tombait pas : cela se passait trop bien. Il allait savoir très vite de quel côté était vraiment « Johnny ». Baalbek apparut, tout en longueur, coincé entre les ruines et une colline pelée dominée par les hautes murailles de la caserne du cheikh Abdallah.
Mahmoud se retourna, visiblement soulagé.
— Nous sommes arrivés.
L’hôtel Palmyra avait connu des jours meilleurs. Une affiche en arabe, anglais et français accrochée à l’entrée recommandait poliment de ne pas pénétrer dans les lieux avec ses armes, l’hôtel étant sous la protection du CICR[14].
Malko poussa la porte et frissonna : la température ne dépassait pas zéro à l’intérieur. Privé de clients depuis belle lurette, l’hôtel n’était pas chauffé. Désert. Un Libanais âgé, fripé comme une vieille pomme, surgit, muet d’étonnement devant ces étrangers.
— Des petits déjeuners ! réclama Malko.
Le vieux les amena dans une salle à manger sinistre, encore plus glaciale, où il se hâta d’allumer du feu dans la cheminée. Deux autres employés s’empressèrent, visiblement très intrigués. Malko en accrocha un :
— Est-ce que Sayed est là ? Je voudrais lui parler.
— C’est le vieux là-bas. Je lui dis.
Le vieil employé trottina jusqu’à leur table.
— Je viens voir Nabil Moussaoni, annonça Malko. Vous pouvez le prévenir ? Vers deux heures.
Sayed approuva silencieusement. Sans commentaires, mais il conseilla aussitôt avec insistance :
— Ne sortez pas seuls de l’hôtel sans escorte. Les Iraniens occupent Baalbek, ils ne veulent pas voir d’étrangers. C’est moi qui aurais des ennuis …
— Mais les Syriens …
Sayed eut un geste vague.
— À l’entrée et à la sortie, mais les Iraniens sont partout. Ils se sont installés dans l’ancien lycée et ont une permanence en face de la poste. Ils ont même rebaptisé la place du Marché, place Khomeiny et ont demandé à l’école des sœurs que les petites filles portent des tchadors à partir de huit ans !
Charmante ambiance … Malko se réchauffa les mains aux coquilles des œufs à la coque. Il finissait son café quand plusieurs barbus, croulant sous les cartouchières, firent irruption dans la salle à manger, et s’installèrent à une table voisine. Tous arboraient des bandeaux rouges autour de la tête. Sur chaque crosse de Kalachnikov, il y avait, collée, l’effigie en couleur de Khomeiny ! Des Hezbollahis. Des Fous de Dieu.
Ils jetèrent des coups d’œil intrigués aux étrangers, mais cela n’alla pas plus loin. Malko se hâta quand même de quitter la salle à manger entraînant Neyla, décomposée. Il était à peine huit heures du matin. La jeune chiite expliqua à Sayed alors leur problème de voiture volée – couverture indispensable – et le vieux lui donna le téléphone de Abu Chaki, le voleur de voitures. Elle se mit au travail tandis que Malko se réchauffait aux faibles rayons du soleil levant. Baalbek se trouvait à mille mètres, il faisait un froid de canard. Neyla le rejoignit :
— J’ai averti Abu Chaki. Il va envoyer une voiture nous chercher. Pourvu que tout se passe bien.
Il n’y avait plus qu’à attendre. D’autres Iraniens arrivèrent, les premiers repartirent, dans un cliquetis d’armes inquiétant. Enfin, une vieille Mercedes à la tôle dentelée s’arrêta. Elle était conduite par un gros barbu, accompagné d’un milicien d’Amal, reconnaissable au portrait de l’imam Moussa Sadr collé sur sa crosse. Mahmoud alla aux nouvelles. C’était bien celui qu’ils attendaient. Ils s’entassèrent dans la Mercedes et prirent le chemin de la ville. Le centre était animé, avec partout des Iraniens en armes. Ils aboutirent dans une sorte de terrain vague à la sortie est, bordé d’une véritable montagne de carcasses de voitures. Un employé mal rasé les reçut dans un bureau minuscule, l’air méfiant.
Les palabres commencèrent en arabe. Neyla expliqua à Malko :
— Abu Chaki n’est pas encore là. C’est son assistant.
Neyla sortit la photo de la BMW, donna le numéro et raconta les circonstances du vol. L’autre prit quelques notes, indifférent, s’interrompant sans cesse pour répondre au téléphone. Le côté le plus sympathique de l’endroit était le poêle qui répandait dans la pièce une agréable chaleur. Un superbe Coran relié de vert trônait sur le bureau, sur une pile de papiers. Finalement, l’employé conclut qu’il fallait effectuer des recherches, que toutes les voitures volées n’étaient pas proposées à Abu Chaki.
— Revenez vers quatre heures, proposa-t-il. Si nous avons la voiture, il faudra payer cinq mille livres. Êtes-vous d’accord ?
Neyla affirma qu’elle était d’accord et Malko exhiba les billets, ce qui détendit considérablement l’ambiance. Le Libanais leur offrit même un café amer à la cardamome. Celui-ci bu, Malko dit à Neyla :
— Avertissez-le que nous allons visiter les ruines, en attendant le rendez-vous de quatre heures.
L’employé affirma aussitôt qu’il préviendrait les Iraniens et qu’il n’y aurait pas de problème. Si on les arrêtait, il fallait dire qu’ils étaient les hôtes de Abu Chaki. Ils se levaient pour sortir, quand l’employé jeta une phrase en arabe et Neyla s’arrêta net.
— Attendez, dit-elle, il ne veut pas que nous sortions tout de suite.
Elle se rassit. Malko, resté debout, aperçut une animation inhabituelle près des voitures démolies. Un pick-up bondé d’Iraniens escortait une grosse Volvo rouge conduite par un seul homme. Les Iraniens repartirent et la Volvo se rangea au milieu d’autres voitures.
Malko se demanda pourquoi on les avait enfermés dans le bureau. Les Iraniens venaient-ils de livrer une voiture « préparée » que les hommes d’Abu Chaki allaient acheminer sur Beyrouth, grâce à leur filière ? Il essaya de relever le numéro de la Volvo rouge sans y parvenir.
Le mal rasé leur ouvrit la porte : la Mercedes qui les avait amenés était là. De nouveau, ils traversèrent Baalbek à toute vitesse jusqu’à l’hôtel Palmyra. Juste le temps de déjeuner et ensuite de se rendre aux ruines. Mahmoud annonça qu’il ne les accompagnerait pas. Prudent. Neyla semblait avoir perdu l’appétit, réalisant à quel point elle était impliquée maintenant dans une mission délicate. Elle demanda soudain :
— Si nous repartions ? J’ai peur. Les Iraniens sont très méfiants. Ils peuvent demander aux gens d’Amal de vérifier qui nous sommes et cela risque de tourner mal.