— Tout ira bien, affirma Malko.
Il savait que sa couverture de journaliste tiendrait en cas de vérification. Et il ne pouvait pas abandonner un rendez-vous aussi important. Il sortit de l’hôtel et regarda les ruines qui brillaient sous le soleil. Des Migs syriens passèrent très haut dans le ciel, laissant des traînées blanches de condensation.
Malko poussa la porte de bois menant à l’enceinte des ruines, flanquée d’un guichet depuis longtemps fermé. À l’extérieur, un vieux chameau sur lequel les touristes se faisaient jadis photographier, broutait mélancoliquement une herbe rare. Une petite maison de conte de fées se dressait sur une pelouse au milieu de laquelle un homme était en train de remplir les écuelles d’une douzaine de chats. Il se redressa en apercevant Malko et Neyla, et s’approcha avec une expression surprise.
— Touristes ?
— Presque, dit Malko, nous venons à Baalbek pour affaires. Peut-on visiter les ruines ?
Les chats jouaient dans la carcasse trouée d’impacts de balles d’une vieille Dauphine. Le gardien eut un geste circulaire.
— Vous êtes chez vous ! Prenez votre temps, vous ne serez pas dérangés …
Ils grimpèrent vers la partie la plus éloignée, un escalier gigantesque qui menait au terre-plein où se dressaient six colonnes, seuls vestiges du temple de Jupiter. L’ocre clair des pierres se mariait merveilleusement au ciel bleu. Les colonnes intactes étaient impressionnantes, d’autres renversées, semblaient avoir été foudroyées. Malko et Neyla stoppèrent au bord de l’esplanade d’où on distinguait Baalbek et la route la contournant, très loin en contrebas, comme dans un autre monde.
Où était celui qu’il devait rencontrer ? Le vieux Sayed avait-il pu avoir le contact ? Si Rachel avait raison, il ne viendrait pas, mais Malko signait son arrêt de mort en se trouvant dans ces ruines. Et par la même occasion, celui de Neyla. Il n’avait pu emporter d’arme, à cause des barrages … Neyla s’appuya contre lui.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On attend, dit Malko. Une demi-heure. Si personne ne vient, nous retournerons à l’hôtel.
Ils s’assirent au soleil, sur une pierre vieille de vingt siècles et s’enlacèrent comme deux amoureux, au cas où on les aurait observés.
Environ vingt minutes plus tard, Neyla sursauta et se détacha de Malko.
— Regarde, sur l’escalier !
Il aperçut alors une silhouette en train de monter les marches menant à l’entrée du temple de Bacchus, aux parois encore presque intactes, légèrement en contrebas de l’endroit où ils se trouvaient. Malko et Neyla redescendirent, gagnant le second temple. Le nouveau venu avait disparu à l’intérieur. Ils le découvrirent en pénétrant à leur tour. Un homme jeune, vêtu d’un jean et d’un chandail rouge, immobile, contemplait la plaque offerte jadis par le Kaiser au maire de Baalbek. Les trois silhouettes semblaient écrasées par la masse imposante du temple. En se rapprochant, Malko vit la crosse d’un pistolet dépasser du chandail, accroché à un ceinturon flambant neuf. L’homme se retourna : il avait une petite moustache, un visage en lame de couteau, grêlé de petite vérole et des yeux enfoncés à l’expression inquiète. Il dévisagea Malko de haut en bas, puis Neyla et s’approcha. Ses lèvres dessinèrent plus qu’il ne dit :
— « Johnny » ?
— Aiwa[15], dit Malko.
Ce qui persuada son interlocuteur qu’il parlait arabe. Ce dernier se lança dans un flot de paroles à voix basse. Interrompu par Malko qui précisa, en anglais :
— Je ne parle pas arabe. Français ou anglais.
Il parlait français.
— Il faut faire vite, dit-il, je crois que j’ai été suivi.
Malko eut l’impression d’avaler une cuillerée de plomb.
— Qui ?
— Les agents de la Sécurité. Des Hezbollahis. Ils se méfient de nous.
— Vous avez des informations ? « Johnny » a dit que vous saviez beaucoup de choses.
Le Palestinien regarda derrière lui avant de dire à toute vitesse :
— Ils ont fait venir trois ULM de Téhéran, via Damas. Dans des caisses. Seuls quelques Syriens les ont vus. Même les Hezbollahis ne sont pas tous au courant, et encore moins les gens de Amal.
Le sang de Malko ne fit qu’un tour.
— Où sont-ils ?
L’autre tournait sans cesse la tête vers l’escalier.
— Je ne sais pas. Au début, ils étaient à la caserne Cheikh Abdallah. Puis, ils les ont remontés et déplacés. Je crois qu’ils se trouvent dans l’école de Brital, à dix kilomètres d’ici. On ne pourrait pas les détruire sans tuer des dizaines d’enfants.
Diabolique …
Malko avait encore bien des questions à poser. Une légère exclamation de Neyla attira son attention.
— On vient ! Il y a des gens.
Il se retourna. Deux hommes grimpaient le monumental escalier menant au temple de Bacchus, sans se presser. Évidemment, il n’y avait qu’une seule issue, les quelques ouvertures dans la pierre donnant sur un à-pic de trente mètres.
L’ami de « Johnny » semblait paralysé, fixant les nouveaux arrivants comme s’ils étaient des diables. Malko dut le tirer par le bras, pour le faire redescendre sur terre.
— Qui va piloter ces ULM ? Et pour quoi faire ?
— Des Iraniens, murmura le Palestinien. Des militaires choisis pour leur dévotion à l’ayatollah Khomeiny. Ils sont tous partis pour Beyrouth hier …
— Pour Beyrouth !
Son interlocuteur inclina la tête affirmativement.
— Oui. Les ULM doivent partir demain ou après-demain, par la route. Dans des camions syriens et des véhicules du PSP. Ils arriveront directement dans la banlieue sud de Beyrouth. Ils voyagent dans des camions, les ailes repliées, prêts à être utilisés en quelques minutes. Ensuite …
— Ensuite, quoi ?
Les deux nouveaux venus se rapprochaient. Très jeunes, eux aussi, des tenues militaires, avec des ceinturons neufs où pendaient des étuis à pistolets. Des miliciens chiites. Les yeux du Palestinien roulaient dans leurs orbites, affolés.
— Ils les ont équipés avec de l’explosif et des roquettes, dit-il à voix basse.
— Contre quoi ?
Le Palestinien bredouilla :
— Je ne sais pas, c’est un secret très bien gardé. Il faut à présent que …
Les deux miliciens étaient maintenant tout près. Malko intercepta leurs regards méfiants. Il était temps de réagir.
— Retournez-vous, dit-il au Palestinien, n’ayez pas l’air inquiet.
L’ami de « Johnny » obéit. Malko fit un pas de côté pour se trouver derrière lui. Aussitôt, un des deux hommes apostropha violemment le Palestinien en arabe. À l’expression de Neyla, il comprit que les problèmes commençaient. S’efforçant de sourire, il demanda en français à la jeune chiite :
— Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Qu’il n’a pas le droit de parler à un étranger. Que la zone est interdite et que nous sommes sûrement des espions sionistes. Ils veulent nous amener à leur quartier général.
Le Palestinien venait de répliquer sur le ton de la dénégation indignée.
— Il prétend qu’il ne nous connaît pas, traduisit Neyla, mais ils ne le croient pas.
Malko regarda les lieux. Une seule sortie, devant laquelle se trouvaient les deux miliciens. L’un d’eux porta la main à sa ceinture. Les choses se gâtaient. Une fois arrêtés, ils étaient fichus. Les Syriens l’identifieraient et ne le relâcheraient jamais. L’information qu’il détenait maintenant pouvait sauver des centaines de vies et changer la politique libanaise. Seulement, il fallait la ramener à Beyrouth.