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Abu Chaki sourit, un gros sphinx joufflu.

— C’est très sérieux, répéta-t-il.

— Il doit bien y avoir une solution ? suggéra Malko.

Silence. L’atmosphère était étouffante. Les grains du chapelet glissaient lentement entre les gros doigts d’Abu Chaki. Celui-ci poussa enfin un long soupir.

— Vous êtes très sympathiques et vous avez de la chance. Je dois justement redescendre sur Beyrouth tout à l’heure. Je peux prendre le risque de vous emmener, mais c’est ennuyeux à cause des barrages syriens …

— Je vous dédommagerai, précisa aussitôt Malko.

Chaque minute supplémentaire passée à Baalbek multipliait le danger mortel. Si on découvrait les deux cadavres, même Abu Chaki ne pourrait pas les sauver. Mais cela, le gros Libanais ne le savait pas. Il eut un geste évasif.

— Je serai heureux de vous rendre service.

— Mais je tiens à vous dédommager, insista Malko.

Abu Chaki humecta ses grosses lèvres trop rouges, le regard fixé sur Neyla.

— C’est un plaisir de vous connaître, affirma-t-il.

Brusquement, il continua en arabe, s’adressant directement à Neyla. La jeune fille lui répliqua d’une voix timide, presque par monosyllabes. Au bout d’un moment, le gros homme se leva pesamment et reprit l’anglais.

— Nous partirons dans une demi-heure, annonça-t-il. Je vous retrouverai ici.

Dès qu’ils furent seuls, Malko interrogea Neyla.

— Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?

— Des tas de choses. Ce que je fais, où je vis, pourquoi je suis avec toi …

— Tu crois que …

Elle sourit. Ses beaux yeux de biche avaient perdu une grande partie de leur éclat.

— Oh non, je crois que je l’intéresse seulement en tant que femme. Tu as vu la façon dont il me regardait. Beurk, il me donne des frissons. Il doit peser cent cinquante kilos …

— Il nous sauve la vie, remarqua Malko. Même à son corps défendant. C’est déjà pas mal.

Ils retombèrent dans un silence tendu. Malko ne se faisait guère d’illusions sur la contrepartie que le gros homme demanderait en échange de son service : Neyla. À chaque seconde, il s’attendait à le voir venir chercher la jeune chiite sur un prétexte quelconque. Elle aussi sursautait au moindre bruit. Ce troc abject gênait profondément Malko, mais il ne voyait aucun autre moyen pour sauver leur vie à tous les deux. Neyla avait d’ailleurs bien compris et paraissait résignée.

Une demi-heure s’écoula. Malko reprit espoir. Peut-être, après tout, Abu Chaki était-il un gentleman … Puis une vieille Mercedes noire, bourrée d’hommes à la mine patibulaire, s’arrêta en face du bureau. À côté du chauffeur, Malko vit un soldat syrien avec son treillis rosâtre et son vieux Kalachnikov.

Abu Chaki reparut, mielleux à souhait, l’œil toujours allumé, déplaçant lentement sa masse énorme. Il s’approcha de Malko.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il avec une urbanité exquise. Je vais vous demander de prendre place dans la voiture de mes gardes du corps. Je peux prendre seulement une personne dans la mienne.

Chapitre XII

Ça y était !

Malko échangea un bref regard avec Neyla. La Mercedes 500 pouvait embarquer facilement cinq personnes. L’offre sentait le soufre à un kilomètre, mais il n’y avait pas à discuter. Il prit place dans la vieille Mercedes entre deux moustachus hérissés de cartouchières et vit Neyla monter à l’arrière de la 500 blanche. Le chauffeur et un garde s’installèrent à l’avant.

Majestueusement, Abu Chaki vint se mettre à côté de Neyla, et la limousine blanche démarra. Ou le voleur de voitures aimait ses aises, ou il avait une idée derrière la tête. Peu de chances qu’il mette ce voyage à profit pour discuter de l’éducation coranique de Neyla.

Un peu plus loin, les deux véhicules franchissaient le premier barrage de l’armée syrienne. Sans même s’arrêter ! C’est tout juste si les soldats et les miliciens d’Amal ne présentèrent pas les armes … La limousine blanche filait à toute vitesse sur la route rectiligne, ne ralentissant même pas aux checkpoints, s’annonçant seulement à grands coups de klaxon. Apparemment, Abu Chaki n’avait pas beaucoup de problèmes avec les Syriens … Les voisins de Malko étaient muets comme des carpes et une faible odeur d’œillet régnait dans la voiture …

Rassuré, il se détendit et bascula dans une sorte de somnolence. Il fut réveillé par le brusque ralentissement. Ils étaient à l’entrée de Zahlé. Ce barrage avait une tout autre allure. Des chevaux de frise coupaient la route, une longue file de véhicules divers s’allongeait à perte de vue, des soldats syriens couraient dans tous les sens … Malko sentit son estomac se contracter. Cette animation était inquiétante.

Cette fois, l’attente se prolongea, en dépit des coups de klaxon impatients du chauffeur d’Abu Chaki.

Ce dernier émergea de la 500 blanche et se dirigea d’un pas majestueux vers l’officier syrien qui commandait le barrage. De loin, Malko assista à la discussion, ponctuée de grands gestes.

Il vit le marchand de voitures revenir, le visage sombre, et se dit que le pire était à craindre. Abu Chaki se dirigea droit sur le véhicule où se trouvait Malko. Il apostropha son voisin qui sortit vivement pour laisser Malko descendre à son tour.

— Que se passe-t-il ?

— Une histoire très grave. Deux militaires ont été assassinés à Baalbek, probablement par des agents sionistes. Les Syriens recherchent les meurtriers. Ils fouillent toutes les voitures.

Malko sentit sa gorge se serrer. C’était le gros pépin. Abu Chaki ajouta, de sa voix douce :

— Ils ont été tués dans les ruines de Baalbek. Vous y étiez, paraît-il. Vous n’avez rien vu ?

— Je n’ai rien vu, dit Malko.

Le gros Libanais hocha la tête :

— Si les Syriens attrapent ces sionistes, ils vont les pendre.

Malko ne répondit pas. L’allusion était claire. Il se trouvait entièrement dans les mains du gros homme. Celui-ci releva la tête et lui adressa un sourire innocent :

— Je pense que je pourrai convaincre l’officier syrien de nous laisser passer sans perdre de temps. Mais il faudrait le motiver. Ces Syriens sont très gourmands. J’ai très peu d’argent sur moi.

— Combien ?

— Je pense que cinq mille livres …

Sans commentaire, Malko plongea dans la voiture et prit l’argent. Abu Chaki le fit disparaître et s’éloigna vers l’officier syrien. Malko remonta et attendit, le cœur battant. Cinq minutes plus tard, la limousine blanche et la vieille Mercedes doublèrent la file de voitures en attente, traversèrent Zahlé en trombe et filèrent vers Aley, au lieu de prendre la route du nord par laquelle ils étaient venus. Le soulagement de Malko ne dura pas. Cette route-là arrivait directement dans la banlieue sud, chez Amal. Leur sort continuait à être entre les mains d’Abu Chaki.

Il se pencha en avant, tentant d’apercevoir la 500 blanche devant eux. Juste à ce moment, une main tira le rideau blanc, dissimulant la lunette arrière de la limousine. Malko eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Les cinq mille livres ne suffisaient pas à Abu Chaki. Depuis le début, son envie de Neyla crevait les yeux. Malko avait beau savoir que la jeune chiite n’en était pas à un amant près, il s’en voulait de l’avoir livrée à ce gros poussah. La nuit était tombée. La 500 n’était plus qu’une masse claire dans le pinceau des phares de la voiture d’escorte. Malko essaya de ne pas penser à ce qui pouvait se passer dans la Mercedes blanche. Il était partagé entre deux sentiments : le dégoût de ce que Neyla risquait de subir, et le désir un peu honteux que la jeune chiite ne se rebelle pas, poussant alors Abu Chaki à des extrémités regrettables.