— Vous aimez ?
— Vous avez caché un piano dans la bibliothèque ?
Elle rit.
— Non. C’est un lecteur de disque compact Akaï. À laser. Le seul vrai progrès qu’on ait fait en dix ans. Ça ne se raye pas, ça ne s’abîme pas, il n’y a plus de bruit de fond. Et il y en a pour quarante minutes.
Malko se leva et découvrit un appareil pas plus gros qu’un lecteur de cassette, surmontant une chaîne Akaï. Les notes continuaient à s’égrener avec un relief hallucinant. Jocelyn se versa sa énième vodka de la soirée.
— Je vous avais dit que nous n’étions pas des sauvages à Beyrouth … Une vodka ?
— Un Perrier, plutôt.
Sa tête allait éclater. Entre les tensions de la journée et la Stolitchnaya …
Il regagna le divan, bercé par la pureté extraordinaire du concerto et Jocelyn, après avoir ôté sa veste, l’y rejoignit. Ses petits seins pointaient courageusement sous la soie de son chemisier. Lorsqu’elle s’installa, ses bas crissèrent, agaçant délicieusement l’oreille de Malko. Ils demeurèrent un long moment, silencieux, écoutant la musique. Puis Jocelyn posa son verre et se tourna vers Malko, qui écoutait le concerto, les yeux fermés.
Posément, elle entreprit d’ouvrir sa chemise. Ses dents se refermèrent délicatement sur la pointe d’un sein. Il se laissa faire, délicieusement engourdi par l’alcool, la musique et cette caresse légère et dérangeante à la fois.
Jocelyn continua avec la même douceur ferme. Jusqu’à ce que des mains lisses et frénétiques se referment sur lui.
À son tour, il se mit à masser les veines bleues qui saillaient sur la peau blanche de Jocelyn.
— Laisse-toi faire, fit-elle presque avec sécheresse.
Comme on rabroue un enfant.
Peu à peu, elle glissa à ses pieds, comme une geisha attentionnée. La caresse de sa bouche arracha un soupir à Malko. Jocelyn s’interrompit pour dire de sa voix un peu rauque :
— Je sais ce que tu penses de moi. Mais je peux être aussi la plus douce des putains.
Ils se retrouvèrent à même la moquette, coincés entre la table basse et le canapé. Jocelyn, la jupe de son tailleur remontée sur ses hanches, murmura :
— Tu as envie de moi ?
Elle le sentait qui durcissait un peu plus chaque instant contre elle.
— Oui.
— Prends-moi ici. Maintenant.
Il se fraya lentement un chemin dans le ventre humide, brûlant et agile.
Jocelyn, feula, se cabra et lui prit la tête entre ses mains, cherchant son regard.
— Depuis la première fois où je t’ai vu, murmura-t-elle, je voulais que tu me baises.
Chapitre XIV
L’hôtel Riviera n’était plus qu’un amas de plaques de béton enchevêtrées où survivaient quelques familles de squatters. Seul, le rez-de-chaussée était encore en état. Malko pénétra dans le bar, rigoureusement vide. Il ressortit et inspecta la corniche Charles de Gaulle. Personne. L’endroit était décidément trop triste, il traversa et s’accouda à la rambarde dominant les rochers, la main dans la poche de son trench-coat, caressant la crosse du 357 Magnum.
Il avait eu du mal à se réveiller après être tombé comme une masse dans les bras de Jocelyn. Avec le recul du temps, tout ce qui s’était passé la veille à Baalbek lui paraissait un peu irréel.
Pourvu que « Johnny » vienne au rendez-vous … Vingt minutes s’écoulèrent, puis une Mercedes noire, qui avait connu des jours meilleurs, s’arrêta à côté d’un poste de l’armée libanaise, au coin de la rue Henry Ford et de la Corniche. « Johnny » en émergea, toujours vêtu de sa veste de lainage vert. Il offrit des cigarettes aux soldats et commença à bavarder avec eux. La voiture était repartie aussitôt. Malko se dirigea vers le Palestinien. Décidément, c’était un homme prudent. À leur insu, les soldats autour du M113 assuraient sa protection. Il s’écarta d’eux quand Malko le rejoignit. La petite lueur pétillait toujours dans son regard. Il avait les mains dans les poches, les mêmes boots verdâtres et l’air détendu. Sûrement armé, mais cela ne se voyait pas.
— Mon informateur à Baalbek a été arrêté, annonça-t-il d’emblée. Hier soir, après votre départ. Vous avez eu beaucoup de chance. Ils ont su assez vite ce qui s’était passé.
Malko scruta les traits un peu mous de son vis-à-vis.
— Vous ignoriez qu’il était surveillé ?
La bouche mobile de « Johnny » se tordit un peu :
— Il ne l’était pas. Il s’est exposé pour trouver l’information dont vous aviez besoin. Il était très réticent. J’ai dû insister, je le regrette maintenant. C’était un homme utile et courageux. Je le connais depuis douze ans.
— Personne ne vous a forcé à collaborer, remarqua Malko.
Johnny secoua la tête.
— Les Américains me trahiront comme ils trahissent tous leurs amis. Je ne travaille pas avec eux par sympathie, mais pour aider au maximum mon chef Yasser Arafat. Il a besoin de leur soutien politique.
Malko n’osa pas le contredire. Il se souvenait du rembarquement honteux des Américains à Saigon en 1975. « Johnny » alluma une autre cigarette avec son superbe briquet et posa son regard grave sur Malko.
— Faites attention, conseilla-t-il, après ce qui s’est passé à Baalbek, ils vont tenter de vous éliminer.
— J’ai obtenu des informations précieuses, à Baalbek, dit Malko, mais j’ai besoin de vous pour les exploiter.
Il expliqua ce qu’il savait au Palestinien, qui l’écouta sans mot dire, tirant sur sa cigarette à petites bouffées. Pendant leur conversation, Malko vit soudain une apparition insolite : un homme avec un bonnet de laine bleue enfoncé jusqu’aux yeux, des baskets rouges, un blouson de cuir, des gestes désordonnés. Il remontait la corniche en dansant tout seul. Il s’approcha du M113 et s’amusa à essuyer le blindage boueux jusqu’à ce qu’il brille ! Puis il s’éloigna avec un salut comique sous les regards goguenards des soldats libanais.
Brutalement, Malko réalisa que c’était l’espèce de clochard qu’il avait aperçu au moment de son enlèvement par les Israéliens. Celui qui l’avait jeté dans leur voiture.
— Je vais vous aider, disait « Johnny », mais dites à vos amis qu’ils auront une grosse dette envers moi. Il me faut vingt-quatre heures pour trouver l’endroit où ces ULM vont arriver. Je vous y amènerai, c’est tout ce que je peux faire. Ensuite …
— Ensuite, c’est mon affaire, dit Malko.
Le « fou » avait disparu au coin de la rue Henry Ford. Malko n’hésita qu’une fraction de seconde. Dans son métier, il n’y avait pas de coïncidences. En parlant, il risquait de perdre la confiance de « Johnny ». En se taisant, il la perdrait de toute façon. Il se jeta à l’eau.
— « Johnny », fit-il. L’homme qui vient de faire le pitre, je crois que c’est un agent du Mossad.
« Johnny » ne broncha pas. Un raidissement à peine perceptible.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Je l’ai déjà vu, quand le Mossad a tenté quelque chose contre moi.
Le regard du Palestinien plongea dans le sien avec une acuité brutale. Ses yeux ressemblaient à deux billes jaunâtres.
— C’est Robert Carver qui les a prévenus ?
Il n’y avait aucune haine, aucune peur, aucune rage dans sa voix. Simplement une question banale, indifférente.
— Ne dites pas de bêtises ! fit Malko. Nous avons besoin de vous, pas d’eux.
« Johnny » hocha la tête comme s’il avait fait la bonne réponse.