— Beyrouth, Sir ?
Il se dirigea vers l’hôtesse, qui semblait désemparée avec sa grosse valise. Prêt à faire sa BA.
— Je peux vous déposer ? demanda-t-il. J’ai vu qu’on vous avait oubliée. Je vais à Beyrouth.
Elle l’enveloppa d’abord d’un regard ambigu, puis eut un sourire éclatant, plein de vie.
— Très enchantée ! Cela ne vous dérange pas ?
Ils se retrouvèrent dans une Buick qui avait connu des jours meilleurs, filant le long d’un énorme mur de terre, renforcé de massifs blocs de ciment : le camp des Marines US. Mona croisa ses superbes jambes et alluma une cigarette, regardant d’un œil distrait les masures de Bordj El Brajneh et les M113[6] de l’armée libanaise embusqués tous les cinq cents mètres. Brusque ralentissement : un barrage. Des soldats libanais filtraient les voitures selon des critères mystérieux, qui semblaient inspirés du Loto. Le chauffeur mit La Voix du Liban. Une speakerine à la voix placide annonça que des missiles Grad[7] venaient de tomber sur le port, et que l’artillerie druze et les phalangistes chrétiens dialoguaient au 155. Des inconnus avaient tiré à la roquette sur la tour Murr … Un jour banal à Beyrouth.
— Cela ne vous fait pas peur de rentrer à Beyrouth ? demanda Malko à la jeune hôtesse.
Elle secoua ses boucles brunes.
— Oh, non, je suis habituée. Nous sommes tous habitués. Cela fait huit ans que ça dure …
Ils franchirent le barrage et reprirent de la vitesse, glissant entre les maisons en ruines de Sabra et Chatila, éclairées de temps à autre par la tache blanche d’un blindé italien. Il y eut une zone hérissée de blockhaus le long de la Forêt des Pins, jadis orgueil de Beyrouth, dont il ne restait que des troncs calcinés, déchiquetés, puis les innombrables immeubles transformés en millefeuilles de béton, éventrés, troués, des façades sans rien derrière. Et une animation incroyable, une circulation anarchique, surtout des Mercedes et des vieilles américaines. Sur la corniche Mazraa, la grande artère coupant Beyrouth d’est en ouest, on se serait cru aux Champs-Élysées un samedi soir. Et puis, soudain, au milieu des néons, il y avait le trou noir d’un immeuble dévasté. L’hôtesse fixait tout cela d’un air indifférent. Elle se tourna vers Malko :
— Vous venez faire quoi à Beyrouth ?
— J’importe de l’électronique.
— Vous feriez mieux d’importer des générateurs ou des vitres. C’est ce qui marche ici …
— Les bombardements ont détruit les centrales électriques et les câbles. Les francs-tireurs empêchent de réparer. (Elle rit.) Du moins, c’est ce qu’on dit. Parce que la principale centrale se trouve en zone chrétienne. Seulement, les dirigeants d’Électricité du Liban sont aussi les importateurs de générateurs japonais. Alors, ils écoulent d’abord leurs stocks. Vous verrez, après, le courant reviendra par miracle …
La guerre ne faisait pas que des victimes … Pas un seul feu de signalisation ne canalisait la circulation démente. Des policiers placides harcelés de klaxons écoulaient tant bien que mal le flot des véhicules. Ici, pas la moindre trace de guerre. Il leur fallut presque une heure pour arriver au centre de Beyrouth. Mona demanda :
— Cela ne vous dérange pas de me déposer à Achrafieh ?
Elle donna en arabe l’adresse au chauffeur et ils prirent le Ring, autoroute urbaine courant d’est en ouest bordée de ruines. Il n’y avait plus un seul immeuble debout. Là on s’était vraiment battu. Tous les deux cents mètres, la chaussée était barrée par un poste militaire avec ses chicanes et ses sacs de sable. Ensuite, ils escaladèrent la colline d’Achrafieh, fief des chrétiens maronites, débouchant dans une rue calme, étroite, bordée d’immeubles modernes avec très peu de trous. Pas une lumière, sauf quelques lumignons. Le taxi s’arrêta.
— C’est là.
— Laissez-moi porter votre valise jusqu’à l’ascenseur, proposa Malko, galant.
Mona rit de bon cœur de sa naïveté.
— Il n’y a pas d’ascenseur ! Je vous l’ai dit : les obus de Valentin le Désossé ont détruit la centrale.
— Qui est Valentin le Désossé ?
Le chauffeur était en train d’extraire l’énorme valise jaune canari.
— Walid Jumblatt, le chef des Druzes, expliqua Mona. Laissez, j’habite au septième …
— Raison de plus, fit Malko, héroïque. C’est calme, ici, vous avez de la chance …
— Regardez, fit l’hôtesse de l’air, avec un sourire.
Son doigt désignait une sorte de sculpture abstraite fraisée dans l’asphalte.
— Un obus de 155 a atterri ici et n’a pas explosé, expliqua-t-elle. Un jour où je rentrais, comme aujourd’hui. Heureusement, les jumblattistes utilisent beaucoup de munitions égyptiennes. Elles ne sont pas très bonnes …
Malko bénit les Égyptiens et empoigna la valise. Sept étages plus tard, le cœur cognant contre ses côtes, après avoir tâtonné, guidé par le briquet de Mona, il la posait, essoufflé. La jeune hôtesse poussa la porte d’un petit appartement, où elle alluma aussitôt une lampe tempête. Malko se laissa tomber dans un fauteuil.
— Vous êtes un amour ! dit-elle. Vous voulez un verre ?
Il accepta une vodka. Elle se servit un cognac Gaston de Lagrange. Le temps de le boire, Mona avait troqué son uniforme contre un jean et un pull qui moulait encore plus son corps parfait. Malko se sentait un peu étourdi. Une sourde explosion, pas très loin, lui envoya un petit picotement dans la colonne vertébrale, mais Mona le rassura aussitôt.
— Ce n’est rien. Du côté de Baabda.
À regret, il se leva. Le chauffeur attendait en bas.
— Nous pouvons dîner un soir ? proposa-t-il. Je vous appelle ?
Mona secoua la tête avec un sourire désolé.
— Impossible, je n’ai plus le téléphone. Une fusée Grad a détruit le central de la rue. Où êtes-vous ?
— Au Commodore.
Tous les grands hôtels avaient été détruits, il n’en restait plus qu’une poignée, tous dans Beyrouth Ouest.
— Alors, ce soir, dit-il, je vous emmène ?
Il ne commençait à travailler que le lendemain.
— Je ne peux pas.
Elle avait dit cela visiblement à regret. Ils restèrent quelques secondes à se regarder en souriant. Ce qu’il lut dans les yeux de la jeune Libanaise encouragea Malko. Il posa les mains sur les hanches de Mona et l’attira doucement. Leurs lèvres se touchèrent et ils s’engagèrent dans un baiser interminable. Lorsqu’il glissa ses doigts sous le pull, effleurant la masse tiède des seins, Mona, un peu haletante, recula, le bassin encore collé à Malko, une lueur ambiguë dans le regard.
— Vous êtes fou ! dit-elle mollement.
Comme Malko ne la lâchait pas, elle ajouta :
— Il faut que vous partiez ! Mon Jules va venir me chercher. Il sait que je reviens.
— Demain soir alors ?
— J’essaierai. Je vous appelle au Commodore. Ou je viens directement si je ne peux pas téléphoner.
Ils échangèrent un dernier baiser et il s’engouffra dans l’escalier sombre. Son séjour à Beyrouth ne commençait pas trop mal. Le chauffeur du taxi semblait nerveux. Il montra sa montre qui indiquait sept heures trente.
— The curfew ![8] lança-t-il.
Dès huit heures, interdiction de circuler … Ils repartirent vers Beyrouth Ouest, un dédale de rues toutes semblables bordées des mêmes cubes de béton, pas trop abîmés.