Выбрать главу

Sigmund Freud.

À Anna Grigorievna Dostoïevski.

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas,

Il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

Jean, XII, 24, 25.

(Trad. Crampon.)

Préface

En abordant la biographie de mon héros, Alexéi Fiodorovitch, j’éprouve une certaine perplexité. En effet, bien que je l’appelle mon héros, je sais qu’il n’est pas un grand homme; aussi prévois-je fatalement des questions de ce genre: «En quoi Alexéi Fiodorovitch est-il remarquable, pour avoir été choisi comme votre héros? Qu’a-t-il fait? De qui est-il connu et pourquoi? Ai-je une raison, moi lecteur, de consacrer mon temps à étudier sa vie?»

La dernière question est la plus embarrassante, car je ne puis qu’y répondre: «Peut-être; vous le verrez vous-même dans le roman.» Mais si on le lit sans trouver mon héros remarquable? Je dis cela, malheureusement, car je prévois la chose. À mes yeux, il est remarquable, mais je doute fort de parvenir à convaincre le lecteur. Le fait est qu’il agit, assurément, mais d’une façon vague et obscure. D’ailleurs, il serait étrange, à notre époque, d’exiger des gens la clarté! Une chose, néanmoins, est hors de doute: c’est un homme étrange, voire un original. Mais loin de conférer un droit à l’attention, l’étrangeté et l’originalité nuisent, surtout quand tout le monde s’efforce de coordonner les individualités et de dégager un sens général de l’absurdité collective. L’original, dans la plupart des cas, c’est l’individu qui se met à part. N’est-il pas vrai?

Au cas où quelqu’un me contredirait sur ce dernier point, disant: «ce n’est pas vrai» ou «ce n’est pas toujours vrai», je reprends courage au sujet de la valeur de mon héros. Car non seulement l’original n’est «pas toujours» l’individu qui se met à part, mais il lui arrive de détenir la quintessence du patrimoine commun, alors que ses contemporains l’ont répudié pour un temps.

D’ailleurs, au lieu de m’engager dans ces explications confuses et dénuées d’intérêt, j’aurais commencé tout simplement, sans préface, – si mon œuvre plaît, on la lira – mais le malheur est que, pour une biographie, j’ai deux romans. Le principal est le second: il retrace l’activité de mon héros à l’époque présente. Le premier se déroule il y a treize ans; à vrai dire ce n’est qu’un moment de la première jeunesse du héros; il est néanmoins indispensable, car, sans lui, bien des choses resteraient incompréhensibles dans le second. Mais cela ne fait qu’accroître mon embarras: si moi, biographe, je trouve qu’un roman eût suffi pour un héros aussi modeste, aussi vague, comment me présenter avec deux et justifier une telle prétention?

Désespérant de résoudre ces questions, je les laisse en suspens. Naturellement, le lecteur perspicace a déjà deviné que tel était mon but dès le début, et il m’en veut de perdre un temps précieux en paroles inutiles. À quoi je répondrai que je l’ai fait par politesse, et ensuite par ruse, afin qu’on soit prévenu. Au reste, je suis bien aise que mon roman se partage de lui-même en deux écrits «tout en conservant son unité intégrale»; après avoir pris connaissance du premier, le lecteur verra lui-même s’il vaut la peine d’aborder le second. Sans doute, chacun est libre; on peut fermer le livre dès les premières pages du premier récit pour ne plus le rouvrir. Mais il y a des lecteurs délicats qui veulent aller jusqu’au bout, pour ne pas faillir à l’impartialité; tels sont, par exemple, tous les critiques russes. On se sent le cœur plus léger vis-à-vis d’eux. Malgré leur conscience méthodique, je leur fournis un argument des plus fondés pour abandonner le récit au premier épisode du roman. Voilà ma préface finie. Je conviens qu’elle est superflue; mais, puisqu’elle est écrite, gardons-la.

Et maintenant, commençons.

L’Auteur.

Première partie

Livre premier: Histoire d’une famille

I. Fiodor Pavlovitch Karamazov

Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et n’est point encore oubliée. J’en parlerai plus loin et me bornerai pour l’instant à dire quelques mots de ce «propriétaire», comme on l’appelait, bien qu’il n’eût presque jamais habité sa «propriété». Fiodor Pavlovitch était un de ces individus corrompus en même temps qu’ineptes – type étrange mais assez fréquent – qui s’entendent uniquement à soigner leurs intérêts. Ce petit hobereau débuta avec presque rien et s’acquit promptement la réputation de pique-assiette: mais à sa mort il possédait quelque cent mille roubles d’argent liquide. Cela ne l’empêcha pas d’être, sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extravagant et non point imbécile, car les gens de cette sorte sont pour la plupart intelligents et rusés: il s’agit là d’une ineptie spécifique, nationale.

Il fut marié deux fois et eut trois fils; l’aîné, Dmitri, du premier lit, et les deux autres, Ivan et Alexéi [11], du second. Sa première femme appartenait à une famille noble, les Mioussov, propriétaires assez riches du même district. Comment une jeune fille bien dotée, jolie, de plus vive, éveillée, spirituelle, telle qu’on en trouve beaucoup parmi nos contemporaines, avait-elle pu épouser pareil «écervelé», comme on appelait ce triste personnage? Je crois inutile de l’expliquer trop longuement. J’ai connu une jeune personne, de l’avant-dernière génération «romantique», qui, après plusieurs années d’un amour mystérieux pour un monsieur qu’elle pouvait épouser en tout repos, finit par se forger des obstacles insurmontables à cette union. Par une nuit d’orage, elle se précipita du haut d’une falaise dans une rivière rapide et profonde, et périt victime de son imagination, uniquement pour ressembler à l’Ophélie de Shakespeare. Si cette falaise, qu’elle affectionnait particulièrement, eût été moins pittoresque ou remplacée par une rive plate et prosaïque, elle ne se serait sans doute point suicidée. Le fait est authentique, et je crois que les deux ou trois dernières générations russes ont connu bien des cas analogues. Pareillement, la décision que prit Adélaïde Mioussov fut sans doute l’écho d’influences étrangères, l’exaspération d’une âme captive. Elle voulait peut-être affirmer son indépendance, protester contre les conventions sociales, contre le despotisme de sa famille. Son imagination complaisante lui dépeignit – pour un court moment – Fiodor Pavlovitch, malgré sa réputation de pique-assiette, comme un des personnages les plus hardis et les plus malicieux de cette époque en voie d’amélioration, alors qu’il était, en tout et pour tout, un méchant bouffon. Le piquant de l’aventure fut un enlèvement qui ravit Adélaïde Ivanovna. La situation de Fiodor Pavlovitch le disposait alors à de semblables coups de main: brûlant de faire son chemin à tout prix, il trouva fort plaisant de s’insinuer dans une honnête famille et d’empocher une jolie dot. Quant à l’amour, il n’en était question ni d’un côté ni de l’autre, malgré la beauté de la jeune fille. Cet épisode fut probablement unique dans la vie de Fiodor Pavlovitch, toujours grand amateur du beau sexe, toujours prêt à s’accrocher à n’importe quelle jupe, pourvu qu’elle lui plût: cette femme, en effet, n’exerça sur lui aucun attrait sensuel.

вернуться

[11] Jean et Alexis.