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J’ai déjà dit qu’il s’était fort ratatiné. Sa physionomie portait alors les traces révélatrices de l’existence qu’il avait menée. Aux pochettes qui pendaient sous ses petits yeux toujours effrontés, méfiants, malicieux, aux rides profondes qui sillonnaient son visage gras, venait s’ajouter, sous son menton pointu, une pomme d’Adam charnue, qui lui donnait un air hideusement sensuel. Joignez-y une large bouche de carnassier, aux lèvres bouffies, où apparaissaient les débris noirâtres de ses dents pourries, et qui répandait de la salive chaque fois qu’il prenait la parole. Au reste, il aimait à plaisanter sur sa figure, bien qu’elle lui plût, surtout son nez, pas très grand, mais fort mince et recourbé. «Un vrai nez romain, disait-il; avec ma pomme d’Adam, je ressemble à un patricien de la décadence.» Il s’en montrait fier.

Quelque temps après avoir découvert la tombe de sa mère, Aliocha lui déclara tout à coup qu’il voulait entrer au monastère où les moines étaient disposés à l’admettre comme novice. Il ajouta que c’était son plus cher désir et qu’il implorait son consentement paternel. Le vieillard savait déjà que le starets Zosime avait produit sur son «doux garçon» une impression particulière.

«Ce starets est assurément le plus honnête de nos moines, déclara-t-il après avoir écouté Aliocha dans un silence pensif, mais sans se montrer surpris de sa demande. Hum! Voilà où tu veux aller, mon doux garçon! – À moitié ivre, il eut un sourire d’ivrogne empreint de ruse et de finesse. – Hum! Je prévoyais que tu en arriverais là! Eh bien, soit! Tu as deux mille roubles, ce sera ta dot; quant à moi, mon ange, je ne t’abandonnerai jamais et je verserai pour toi ce qu’il faut… si on le demande; sinon inutile n’est-ce pas, de nous engager? Il ne te faut pas plus d’argent que de grain à un canari… Hum! Je connais, sais-tu, auprès d’un certain monastère un hameau habité exclusivement par les «épouses des moines», comme on les appelle, il y en a une trentaine, je crois… Je l’ai visité, c’est intéressant en son genre, ça rompt la monotonie. Par malheur, on n’y trouve que des Russes, pas une Française. On pourrait en avoir, ce ne sont pas les fonds qui manquent. Quand elles le sauront, elles viendront. Ici, il n’y a pas de femmes, mais deux cents moines. Ils jeûnent consciencieusement, j’en conviens… Hum! Ainsi, tu veux entrer en religion? Tu me fais de la peine, Aliocha, vraiment, je m’étais attaché à toi… Du reste, voilà une bonne occasion: prie pour nous autres, pécheurs à la conscience chargée. Je me suis souvent demandé: qui priera un jour pour moi? Mon cher garçon, je suis tout à fait stupide à cet égard, tu en doutes, peut-être? Tout à fait. Vois-tu, malgré ma bêtise, je réfléchis parfois; je pense que les diables me traîneront bien sûr avec leurs crocs, après ma mort. Et je me dis: d’où viennent-ils, ces crocs? en quoi sont-ils? en fer? Où les forge-t-on? Auraient-ils une fabrique? Les religieux, par exemple, sont persuadés que l’enfer a un plafond. Je veux bien, quant à moi, croire à l’enfer, mais à un enfer sans plafond: c’est plus délicat, plus éclairé, comme chez les luthériens. Au fond, me diras-tu, qu’importe qu’il y ait ou non un plafond? Voilà le hic! S’il n’y a pas de plafond, il n’y a pas de crocs; mais alors qui me traînerait? et si l’on ne me traînait pas, où serait la justice, en ce monde? Il faudrait les inventer, ces crocs, pour moi spécialement, pour moi seul. Si tu savais, Aliocha, quel éhonté je suis!…

– Il n’y a pas de crocs là-bas, proféra Aliocha à voix basse, en regardant sérieusement son père.

– Ah! il n’y a que des ombres de crocs. Je sais, je sais. C’est ainsi qu’un Français décrivait l’enfer:

«J’ai vu l’ombre d’un cocher

Qui, avec l’ombre d’une brosse,

Frottait l’ombre d’un carrosse[18]

D’où sais-tu, mon cher, qu’il n’y a pas de crocs? Une fois chez les moines, tu changeras de note. Au fait, pars, va démêler la vérité et reviens me renseigner, je partirai plus tranquillement pour l’autre monde quand je saurai ce qui s’y passe. Ce sera plus convenable pour toi d’être chez les moines que chez moi, vieil ivrogne, avec des filles… bien que tu sois, comme un ange, au-dessus de tout cela. Il en sera peut-être de même là-bas, et si je te laisse aller, c’est que je compte là-dessus. Tu n’es pas sot. Ton ardeur s’éteindra et tu reviendras guéri. Pour moi, je t’attendrai, car je sens que tu es le seul en ce monde qui ne me blâme point, mon cher garçon; je ne peux pas ne pas le sentir!…»

Et il se mit à pleurnicher. Il était sentimental. Oui, il était méchant et sentimental.

V. Les startsy

Le lecteur se figure peut-être mon héros sous les traits d’un pâle rêveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha était un jeune homme de dix-neuf ans bien fait de sa personne et débordant de santé. Il avait la taille élancée, les cheveux châtains, le visage régulier quoique un peu allongé, les joues vermeilles, les yeux gris foncé, brillants, grands ouverts, l’air pensif et fort calme. On m’objectera que des joues rouges n’empêchent pas d’être fanatique ou mystique; or, il me semble qu’Aliocha était plus que n’importe qui réaliste. Certes il croyait aux miracles, mais, à mon sens, les miracles ne troubleront jamais le réaliste, car ce ne sont pas eux qui l’inclinent à croire. Un véritable réaliste, s’il est incrédule, trouve toujours en lui la force et la faculté de ne pas croire même au miracle, et si ce dernier se présente comme un fait incontestable, il doutera de ses sens plutôt que d’admettre le fait; s’il l’admet, ce sera comme un fait naturel, mais inconnu de lui jusqu’alors. Chez le réaliste, ce n’est pas la foi qui naît du miracle, c’est le miracle qui naît de la foi. Si le réaliste acquiert la foi, il lui faut, en vertu de son réalisme, admettre aussi le miracle. L’apôtre Thomas déclara qu’il ne croirait pas avant d’avoir vu; ensuite il dit: mon Seigneur et mon Dieu [19]! Était-ce le miracle qui l’avait obligé à croire? Très probablement que non; il croyait parce qu’il désirait croire et peut-être avait-il déjà la foi entière dans les replis cachés de son cœur, même lorsqu’il déclarait: «je ne croirai pas avant d’avoir vu».

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[18] En français dans le texte russe. Ces vers sont tirés d’une parodie du VIème chant de l’Énéide par les frères Perrault (1643).

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[19] Jean, XX, 28.