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– Non, ce n’est pas vrai, dit le starets.

– Il n’y a rien de semblable dans aucun Menée. À propos de quel saint dites-vous que ce fait est rapporté? demanda le Père bibliothécaire.

– J’ignore lequel. Je n’en ai pas connaissance. On m’a induit en erreur. Je l’ai entendu dire et savez-vous par qui? par ce même Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui vient de se fâcher à propos de Diderot.

– Je ne vous ai jamais raconté cela, pour la bonne raison que je ne cause jamais avec vous.

– Il est vrai que vous ne l’avez pas raconté à moi personnellement, mais dans une société où je me trouvais, il y a quatre ans. Si j’ai rappelé le fait, c’est que vous avez ébranlé ma foi par ce récit comique, Piotr Alexandrovitch. Vous l’ignorez, mais je suis revenu chez moi la foi ébranlée, et depuis je chancelle toujours davantage. Oui, Piotr Alexandrovitch, vous avez été cause d’une grande chute. C’est bien autre chose que Diderot!»

Fiodor Pavlovitch s’échauffait d’une façon pathétique, bien qu’il fût évident pour tous qu’il se donnait de nouveau en spectacle. Mais Mioussov était piqué au vif.

«Quelle absurdité, comme tout le reste d’ailleurs! murmura-t-il. Si j’ai dit cela ce n’est certes pas à vous. En fait, j’ai entendu à Paris un Français raconter qu’on lit chez nous cet épisode à la messe, dans les Menées. C’est un érudit, qui a spécialement étudié la statistique de la Russie, où il a longtemps séjourné. Quant à moi, je n’ai pas lu les Menées et je ne les lirai pas… Que ne dit-on pas à table! Et nous dînions alors…

– Oui, vous dîniez alors, et moi j’ai perdu la foi! dit pour le taquiner Fiodor Pavlovitch.

– Que m’importe votre foi! allait crier Mioussov, mais il se contint et proféra avec mépris: Vous souillez littéralement tout ce que vous touchez.»

Le starets se leva soudain.

«Excusez-moi, messieurs, de vous laisser seuls quelques instants, dit-il en s’adressant à tous les visiteurs; mais on m’attendait dès avant votre arrivée. Quant à vous, abstenez-vous de mentir», ajouta-t-il d’un ton plaisant à l’adresse de Fiodor Pavlovitch.

Il quitta la cellule. Aliocha et le novice s’élancèrent pour l’aider à descendre l’escalier. Aliocha étouffait; il était heureux de sortir, heureux également de voir le starets gai et non offensé. Le starets se dirigeait vers la galerie pour bénir celles qui l’attendaient, mais Fiodor Pavlovitch l’arrêta à la porte de la cellule.

«Bienheureux! s’exclama-t-il avec sentiment, permettez-moi de vous baiser encore une fois la main! Avec vous, on peut causer, on peut vivre. Vous pensez peut-être que je mens sans cesse et que je fais toujours le bouffon? C’était pour me rendre compte si l’on peut vivre avec vous, s’il y a place pour mon humilité à côté de votre fierté. Je vous délivre un certificat de sociabilité! Maintenant, je ne soufflerai plus mot. Je vais m’asseoir et garder le silence. Maintenant, à vous de parler, Piotr Alexandrovitch, vous demeurez le personnage principal… pour dix minutes.»

III. Les femmes croyantes

Au bas de la galerie en bois pratiquée vers le mur extérieur de l’enceinte se pressaient une vingtaine de femmes du peuple. On les avait prévenues que le starets allait enfin sortir, et elles s’étaient groupées en l’attendant. Les dames Khokhlakov l’attendaient également, mais dans une chambre de la galerie, réservée aux visiteuses de qualité. Elles étaient deux: la mère et la fille. La première, riche propriétaire, toujours habillée avec goût, était encore assez jeune et d’extérieur fort agréable, avec des yeux vifs et presque noirs. Elle n’avait que trente-trois ans et était veuve depuis cinq ans. Sa fille, âgée de quatorze ans, avait les jambes paralysées. La pauvre fillette ne marchait plus depuis six mois; on la transportait dans une chaise longue à roulettes. Elle avait un délicieux visage, un peu amaigri par la maladie, mais gai; des lueurs folâtres brillaient dans ses grands yeux sombres, qu’ombrageaient de longs cils. Depuis le printemps, la mère se disposait à l’emmener à l’étranger, mais des travaux entrepris dans leur domaine les avaient retardées. Elles séjournaient depuis huit jours dans notre ville plus pour affaire que par dévotion; néanmoins elles avaient déjà rendu visite au starets, trois jours auparavant. Elles étaient revenues encore une fois, et tout en sachant que le starets ne pouvait presque plus recevoir personne, elles suppliaient qu’on leur accordât «le bonheur de voir le grand guérisseur». En attendant sa venue, la mère était assise à côté du fauteuil de sa fille; à deux pas se tenait debout un vieux moine, venu d’un lointain monastère du Nord et qui désirait recevoir la bénédiction du starets. Mais celui-ci, apparu sur la galerie, alla droit au peuple. La foule se pressait autour du perron de trois marches qui réunissait la galerie basse au sol. Le starets s’arrêta sur la marche supérieure, revêtit l’étole et bénit les femmes qui l’entouraient. On lui amena une possédée qu’on tenait par les deux mains. Dès qu’elle aperçut le starets, elle fut prise d’un hoquet, poussant des gémissements et secouée par des spasmes comme dans une crise éclamptique. Lui ayant recouvert la tête de l’étole, le starets prononça sur elle une courte prière, et elle s’apaisa aussitôt. J’ignore ce qui se passe maintenant, mais dans mon enfance j’eus souvent l’occasion de voir et d’entendre ces possédées, dans les villages et les monastères. Amenées à la messe, elles glapissaient et aboyaient dans l’église, mais quand on apportait le Saint-Sacrement et qu’elles s’en approchaient, la «crise démoniaque» cessait aussitôt et les malades s’apaisaient toujours pour un certain temps. Encore enfant, cela m’étonnait et me surprenait fort. J’entendais alors certains propriétaires fonciers et surtout des instituteurs de la ville répondre à mes questions que c’était une simulation pour ne pas travailler, et que l’on pouvait toujours la réprimer en se montrant sévère; on citait à l’appui diverses anecdotes. Par la suite, j’appris avec étonnement de médecins spécialistes qu’il n’y avait là aucune simulation, que c’était une terrible maladie des femmes, attestant, plus particulièrement en Russie, la dure condition de nos paysannes. Elle provenait de travaux accablants, exécutés trop tôt après des couches laborieuses, mal effectuées, sans aucune aide médicale; en outre, du désespoir, des mauvais traitements, etc., ce que certaines natures féminines ne peuvent endurer, malgré l’exemple général. La guérison étrange et subite d’une possédée en proie aux convulsions, dès qu’on l’approchait des saintes espèces, guérison attribuée alors à la simulation et, de plus, à un truc employé pour ainsi dire par les «cléricaux» eux-mêmes, s’effectuait probablement aussi de la façon la plus naturelle. Les femmes qui conduisaient la malade, et surtout elle-même, étaient persuadées, comme d’une vérité évidente, que l’esprit impur qui la possédait ne pourrait jamais résister à la présence du Saint-Sacrement devant lequel on inclinait la malheureuse. Aussi, chez une femme nerveuse, atteinte d’une affection psychique, il se produisait toujours (et cela devait être) comme un ébranlement nerveux de tout l’organisme, ébranlement causé par l’attente du miracle de la guérison et par la foi absolue en son accomplissement. Et il s’accomplissait, ne fût-ce que pour une minute. C’est ce qui eut lieu dès que le starets eut recouvert la malade de l’étole.