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– Que vont dire maintenant nos croquants? proféra un gros monsieur grêlé, à l’air renfrogné, propriétaire aux environs, en s’approchant d’un groupe.

– Il n’y a pas que des croquants; il y a quatre fonctionnaires.

– Ah oui! les fonctionnaires, dit un membre du zemstvo.

– Connaissez-vous Nazarev, Prochor Ivanovitch, ce marchand qui a une médaille? il fait partie du jury.

– Eh bien?

– C’est une des lumières de la corporation.

– Il garde toujours le silence.

– Tant mieux. Ce n’est pas au Pétersbourgeois à lui faire la leçon; lui-même en remontrerait à tout Pétersbourg. Douze enfants, pensez!

– Est-il possible qu’on ne l’acquitte pas? criait dans un autre groupe un de nos jeunes fonctionnaires.

– Il sera sûrement acquitté, fit une voix décidée.

– Ce serait une honte de ne pas l’acquitter, s’exclama le fonctionnaire; admettons qu’il ait tué, mais un père comme le sien! Et, enfin, il était dans une telle exaltation… Il a pu vraiment n’assener qu’un coup de pilon, et l’autre s’est affaissé. Mais on a eu tort de mêler le domestique à tout ça; ce n’est qu’un épisode burlesque. À la place du défenseur, j’aurais dit carrément: il a tué, mais il n’est pas coupable, nom d’un chien!

– C’est ce qu’il a fait, seulement, il n’a pas dit nom d’un chien!

– Mais si, Mikhaïl Sémionytch, il l’a presque dit, reprit une troisième voix.

– Permettez, messieurs; on a acquitté durant le carême une actrice qui avait coupé la gorge à la femme de son amant.

– Oui, mais elle n’est pas allée jusqu’au bout.

– C’est égal, elle avait commencé.

– Et ce qu’il a dit des enfants, n’est-ce pas admirable?

– Admirable.

– Et le couplet sur le mysticisme, hein?

– Laissez donc le mysticisme, s’écria un autre, songez plutôt à ce qui attend dès demain Hippolyte, son épouse lui en fera voir de dures à cause de Mitia.

– Elle est ici?

– Si elle y était, ce serait déjà fait. Elle garde la maison, elle a une rage de dents, hé! hé!

– Hé! Hé!»

Dans un troisième groupe:

«Mitia pourrait bien être acquitté.

– Ce sera du propre, demain il saccagera «La Capitale» et ne dessoûlera pas de dix jours.

– Eh oui, c’est un vrai diable!

– À propos de diable, on n’a pas pu se passer de lui; sa place était tout indiquée ici.

– Messieurs, l’éloquence est une belle chose. Mais on ne peut fracasser la tête d’un père impunément. Sinon, où irions-nous?

– Le char, le char, vous vous souvenez?

– Oui, il a fait d’un chariot un char.

– Demain, le char redeviendra chariot, «dans la mesure où il est nécessaire».

– Les gens sont devenus malins. La vérité existe-t-elle encore en Russie, messieurs, oui ou non?»

Mais la sonnette retentit. Les jurés avaient délibéré une heure exactement. Un profond silence régna, quand le public eut reprit place. Je me rappelle l’entrée du jury dans la salle. Enfin, je ne citerai pas les questions par ordre, je les ai oubliées. Je me souviens seulement de la réponse à la première question, la principale: «L’accusé a-t-il tué pour voler avec préméditation?» (j’ai oublié le texte exact). Le président du jury, ce fonctionnaire qui était le plus jeune de tous, laissa tomber d’une voix nette, au milieu d’un silence de mort:

«Oui!»

Puis ce fut la même réponse sur tous les points, sans la moindre circonstance atténuante!

Personne ne s’y attendait, tous comptaient au moins sur l’indulgence du jury. Le silence continuait, comme si l’auditoire eût été pétrifié, les partisans de la condamnation comme ceux de l’acquittement. Mais ce ne fut que les premières minutes, auxquelles succéda un affreux désarroi. Parmi le public masculin, beaucoup étaient enchantés, certains même se frottaient les mains. Les mécontents avaient l’air accablés, haussaient les épaules, chuchotaient comme s’il ne se rendaient pas encore compte. Mais nos dames, Seigneur, je crus qu’elles allaient faire une émeute! D’abord, elles n’en crurent pas leurs oreilles. Soudain de bruyantes exclamations retentirent. «Qu’est-ce que cela, qu’est-ce encore?» Elles quittaient leurs places. Assurément, elles s’imaginaient qu’on pouvait, à l’instant, changer tout ça et recommencer. À ce moment, Mitia se leva tout à coup et s’écria d’une voix déchirante, les bras tendus en avant:

«Je le jure devant Dieu et dans l’attente du Jugement dernier, je n’ai pas versé le sang de mon père! Katia, je te pardonne! Frères, amis, épargnez l’autre!»

Il n’acheva pas et sanglota bruyamment, d’une voix qui ne semblait pas la sienne, comme changée, inattendue, venant Dieu sait d’où. Aux tribunes, dans un coin reculé, retentit un cri aigu: c’était Grouchegnka. Elle avait supplié qu’on la laissât rentrer et était revenue dans la salle avant les plaidoyers. On emmena Mitia. Le prononcé du jugement fut remis au lendemain. On se leva dans un brouhaha, mais je n’écoutais déjà plus. Je me rappelle seulement quelques exclamations sur le perron à la sortie:

«Il ne s’en tirera pas à moins de vingt ans de mine.

– Au bas mot.

– Oui, nos croquants ont tenu ferme.

– Et réglé son compte à notre Mitia!»

Épilogue.

I. Projet d’évasion

Cinq jours après le jugement de Mitia, vers huit heures du matin, Aliocha vint trouver Catherine Ivanovna, pour s’entendre définitivement au sujet d’une affaire importante; il était en outre chargé d’une commission. Elle se tenait dans le même salon où elle avait reçu Grouchegnka; dans la pièce voisine, Ivan Fiodorovitch, en proie à la fièvre, gisait sans connaissance. Aussitôt après la scène du tribunal, Catherine Ivanovna l’avait fait transporter chez elle, sans se soucier des commentaires inévitables et du blâme de la société. L’une des deux parentes qui vivaient avec elle était partie sur-le-champ pour Moscou, l’autre était restée. Mais fussent-elles parties toutes deux cela n’eût pas changé la décision de Catherine Ivanovna, résolue à soigner elle-même le malade et à le veiller jour et nuit. Il était traité par les docteurs Varvinski et Herzenstube; le spécialiste de Moscou était reparti en refusant de se prononcer sur l’issue de la maladie. Malgré leurs affirmations rassurantes, les médecins ne pouvaient encore donner un ferme espoir. Aliocha visitait son frère deux fois par jour. Mais cette fois, il s’agissait d’une affaire particulièrement embarrassante, qu’il ne savait trop comment aborder; et il se hâtait, appelé ailleurs par un devoir non moins important. Ils s’entretenaient depuis un quart d’heure. Catherine Ivanovna était pâle, exténuée, en proie à une agitation maladive; elle pressentait le but de la visite d’Aliocha.

«Ne vous inquiétez pas de sa décision, disait-elle avec fermeté à Aliocha. D’une façon ou d’une autre, il en viendra à cette solution: il faut qu’il s’évade. Ce malheureux, ce héros de la conscience et de l’honneur – pas lui, pas Dmitri Fiodorovitch, mais celui qui est malade ici et s’est sacrifié pour son frère, ajouta Katia, les yeux étincelants, m’a depuis longtemps déjà communiqué tout le plan d’évasion. Il avait même fait des démarches; je vous en ai déjà parlé… Voyez-vous, ce sera probablement à la troisième étape, lorsqu’on emmènera le convoi des déportés en Sibérie. Oh! c’est encore loin. Ivan Fiodorovitch est allé voir le chef de la troisième étape. Mais on ne sait pas encore qui commandera le convoi; d’ailleurs cela n’est jamais connu à l’avance. Demain, peut-être, je vous montrerai le plan détaillé que m’a laissé Ivan Fiodorovitch la veille du jugement, à tout hasard… Vous vous rappelez, nous nous querellions lorsque vous êtes venu; il descendait l’escalier, en vous voyant je l’obligeai à remonter, vous vous souvenez? Savez-vous à quel propos nous nous querellions?