G.-J. ARNAUD
Les gens de l’hiver
CHAPITRE PREMIER
Tout de suite après cet étrange coup de fil Marjorie Brun se souvint de cette conversation qui avait fini par l’agacer et qui avait pour cadre la salle sophistiquée mais accueillante du bar de L’Escale. C’est pourquoi elle considéra cet appel comme l’amorce d’une blague préméditée et d’assez mauvais goût.
Ce soir-là, trois ou quatre jours auparavant, quelqu’un avait de nouveau parlé de ce gosse qui durant près d’une semaine s’était caché dans l’un des appartements déserts de la station balnéaire. Tandis que ses parents, la population hivernante et la police alertée fouillaient le port et les résurgences environnantes des anciens marais, l’enfant, confortablement installé avec des provisions, passait sa journée à regarder la télévision, à lire des magazines défendus trouvés sur place et à se rendre malade avec des jus de fruits en boîte dont une importante réserve avait été abandonnée par les estivants propriétaires du trois pièces-terrasse. Cet abus de jus d’ananas trop sucré l’avait d’ailleurs forcé à quitter son repaire, blanc comme un linge et pris de vomissements.
— Je l’avais toujours pensé, avait déclaré Vicky Lombard de sa voix trop haut perchée. N’importe qui peut trouver refuge dans ces appartements abandonnés durant la mauvaise saison.
— Pas si mauvaise que ça, ma chère, lui avait fait remarquer Pauline Bosson, puisque nous sommes près de quatre mille à vivre ici à longueur d’année.
— N’empêche que l’été nous sommes soixante mille et que cela représente plusieurs milliers d’appartements vides lorsqu’ils s’en vont.
Vicky Lombard avait la manie de la contradiction. De plus, le fait de vivre douze mois là où les autres ne restaient que quatre semaines, lui semblait un privilège royal. Elle en tirait une grande fierté et se considérait comme faisant partie d’une élite exceptionnelle. La mer, la plage, le soleil à longueur d’année. Elle cachait difficilement son mépris pour la grosse Pauline Bosson qui, elle, se voyait contrainte de rester sur place à cause de ses démêlés conjugaux. Son mari l’avait plaquée pour une de ces nymphes estivales qui faisaient de grands ravages dans la station. Flanquée de ses quatre gosses abominables, Pauline s’efforçait de donner le change et de vivre à la hauteur de ces nantis qui pouvaient se permettre douze mois de semi-vacances.
— Donc, je l’avais toujours pensé, recommença Vicky un peu excédée. N’importe qui peut vivre caché dans l’un de ces appartements sans que nous nous en doutions. Un hippie, voire plusieurs, un type en cavale, assassin ou évadé de centrale, voire un dingue. J’estime que les autorités ne veillent pas assez à notre sécurité et que les gardiens des pyramides ne font pas leur travail consciencieusement. Ce gosse aurait dû être trouvé quelques heures plus tard.
— Il a eu beaucoup de chance, dit le docteur Brun, le mari de Marjorie. Il avait emporté quelques provisions, mais en a trouvé sur place. Ce n’est quand même pas la majorité qui laisse des boîtes de conserve et des jus de fruits d’une année sur l’autre, étant donné que neuf appartements sur dix sont loués.
— Eh bien, il suffit de sortir la nuit pour se procurer de quoi survivre, affirma Vicky.
— Ça me paraît difficile, dit Arturo Marino, le peintre. À moins de fracturer la vitrine du supermarché ou d’une épicerie de luxe… Ce qui révélerait la présence d’un indésirable.
Michel, le mari de Vicky, se mit à rire. C’était un homme discret, presque timide, d’une grande courtoisie. Professeur de faculté à Montpellier, Marjorie se demandait comment il avait pu épouser cette fille insupportable.
Ce rire paisible concentra l’attention sur lui et il en parut gêné.
— Qu’est-ce que j’ai encore dit ? s’inquiéta Vicky, agressive.
— Rien, ma chérie, rien, mais je pense que s’il y avait quelque jour un individu caché dans l’un de ces appartements, il y aurait quelqu’un pour le prendre sous sa protection.
Marjorie s’était sentie visée et avait rougi. Pourtant, le professeur ne la regardait même pas. Il y eut un silence, des petits sourires entendus.
Le docteur Brun ne participait pas à cette complicité générale. Il paraissait même ennuyé par ce que venait de dire son ami Lombard.
— Vous avez raison, dit Pauline Bosson mettant carrément ses pieds dodus dans le plat. S’il y a une personne généreuse et pleine de cœur, dans ce pays, c’est bien celle à laquelle vous pensez, mon cher Michel.
Ne sachant plus quelle attitude prendre, Marjorie avait vidé d’un trait son porto. En reposant le verre, elle avait croisé le regard de son mari, avait su qu’il n’était pas particulièrement heureux de ces allusions.
Il essaya de faire dévier la conversation sur le temps qui paraissait établi au beau fixe, ce qui permettrait peut-être une sortie à la voile pour le week-end.
— Docteur, n’essayez pas de ménager la modestie de Marjorie, fit alors Vicky, toujours agressive. Nous savons tous ici que c’est elle que mon mari et Pauline sont en train d’encenser… On sait très bien qu’elle ne peut pas supporter l’idée d’un chien perdu quelque part, sans avoir des insomnies. Le pire des criminels trouverait grâce à ses yeux… Je crois qu’il faudra s’étonner fortement lorsqu’elle fera des achats trop importants d’alimentation.
— Mon Dieu ! s’effraya Marjorie. Si jamais je décide de prendre du poids, je vais donc devenir suspecte à vos yeux ?
— Vous ne le serez jamais, déclara Pauline emphatique, du moins en ce qui me concerne.
Michel Lombard lui souriait avec beaucoup d’affection. Un peu trop, même. Elle se souvenait d’un petit incident lors d’une réception d’automne au Club House nautique. Dansant avec elle, il l’avait un peu trop serrée contre lui, murmurant à son oreille de vagues invites à l’adultère. Elle en avait conservé un certain trouble dont la meilleure preuve était ce jugement sévère qu’elle portait sur Vicky.
— Si nous parlions d’autre chose, dit-elle, nerveuse.
— Mais, ma chère amie, dit Arturo Marino, nous pensons tous que vous êtes la meilleure de notre groupe et certainement de tous les résidents permanents de la station.
— Oh ! oui, s’écria Pauline Bosson, je sais ce que je vous dois de gentillesse et de dévouement.
Marjorie évita de la regarder, ne voulant pas trahir le fond de sa pensée. Cette grosse femme finissait par l’exaspérer par son comportement illogique. Elle s’accrochait à leur groupe avec désespoir, supportait les insinuations malveillantes de Vicky, devenait parasitaire et pique-assiette, imposait ses quatre gosses affreux. D’ailleurs, avant qu’ils ne se lèvent, ils étaient arrivés pour la razzia des amuse-gueules et réclamant des grenadines.
À la suite de cette soirée où l’on avait vanté sa générosité et son non-conformisme, quelqu’un avait décidé de la mettre à l’épreuve sous couvert d’une blague sans gravité. On aimait bien faire des canulars dans le coin. Chacun se prenait pour un collégien en vacances perpétuelles, même si la plupart allaient chaque jour gagner leur vie à Montpellier, Nîmes, ou Fos-sur-Mer. Il fallait vivre avec insouciance puisqu’on en avait la possibilité.
Lorsque le téléphone avait sonné, elle avait cru que son mari, Alexis, la prévenait qu’il rentrerait tard. Il avait beaucoup de travail à l’hôpital psychiatrique et plusieurs fois par semaine ne revenait que vers 23 heures.
— Écoutez-moi… Vous ne me connaissez pas, mais j’ai besoin de vous… Je suis blessé et je meurs de faim… Il faut que vous m’aidiez… Mais je vous en prie, n’en parlez à personne…