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— Mais non, voyons, il ne faut pas le prendre si à cœur… Cet homme n’est pas très intelligent, vous le savez bien.

— Un ancien militaire, renifla la vieille dame. Il dit qu’il a une retraite d’adjudant, mais je sais très bien qu’il n’a jamais été plus loin que sergent… Je me suis renseignée et un jour qu’il se montrait un peu trop sûr de lui, je le lui ai servi… Depuis, bien sûr, il m’en veut. Il s’imagine que je vais le raconter à tout le monde.

Marjorie la dirigea vers son fauteuil d’osier, la fit asseoir, défit le paquet de pâtes de coing, lui en mit une dans la main. Ses doigts restèrent poisseux et elle ne sut comment les nettoyer. Elle détestait ce genre de sucreries et ne les aurait pas sucés pour rien au monde. Ensuite, elle alla donner des graines aux oiseaux des deux cages qui l’étourdirent de leurs sifflements.

— Vous aviez raison… J’aurais dû attendre, dit la vieille dame la bouche pleine de pâtes de fruit. Mais vous comprenez, après ce que j’ai vu hier au soir…

— Le concierge ne vous a même pas promis de faire quelque chose ?

— Pensez-vous… Il a dit que les vigiles faisaient leurs rondes régulièrement, mais ce n’est pas vrai. Je ne les ai pas aperçus depuis déjà une semaine. Il aurait fallu installer des compteurs de présence dans différents endroits pour vérifier leur passage… Mais, bien sûr, les charges sont tellement élevées… Merci pour vos gentillesses… Tout à l’heure, j’ai raccroché dans un mouvement de colère… Je suis encore impulsive.

— C’est un signe de jeunesse.

Mme Breknov sourit sans restriction.

— Vous avez vu une ombre ? Vers quelle heure ?

— Vers 23 heures. Ce sont mes serins qui m’ont alertée. Je venais juste de me coucher quand ils ont sifflé d’une certaine façon. J’ai fait le plus vite possible mais il était déjà au fond du couloir. Je suis certaine qu’il se tenait près de ma porte.

— Vous avez rencontré le concierge ?

— Non, je l’ai appelé au téléphone… C’est préférable. Ne pensez-vous pas ?

— Peut-être aurait-il fallu le faire monter… Lui offrir un pastis… Il aurait été moins brutal.

— Je n’ai pas de pastis chez moi… Mais il ne serait pas venu. Vous savez ce que je vais faire ?

Marjorie regardait ses doigts englués. Quelques graines d’oiseaux s’y étaient collées.

— Un instant, je vais me laver les mains à la cuisine.

Mme Breknov lui cria qu’elle allait acheter un gros chien et qu’elle le lancerait sur l’homme lorsque ce dernier hanterait son couloir.

— Mais il vous faudra sortir cet animal, dit-elle en revenant dans le living, le nourrir.

Mme Breknov la regardait avec l’inquiétude d’un enfant qui doit renoncer à un rêve.

— Vous croyez ? Est-ce qu’on ne peut pas en louer un pour quelques jours ?

— Je me renseignerai.

— J’ai remarqué autre chose… L’homme doit fumer… Une odeur de tabac m’est parvenue…

Comment pouvait-elle avoir respiré une odeur de fumée alors que les portes palières, très épaisses, joignaient parfaitement. N’était-ce pas une hallucination ?

— Quelqu’un avait pu passer auparavant.

— Pas du tout. Ce n’était pas une odeur de tabac froid, ce que je déteste.

Dans ce cas, comment l’homme avait-il pu se procurer des cigarettes et comment ne lui en avait-il jamais demandées ?

— C’est curieux, en effet, dit-elle, mais elle ne faisait qu’extérioriser son propre étonnement. Il faut que je rentre.

— Votre mari est là ?

— Pas ce matin, avez-vous besoin de quelque chose ?

— Ma femme de ménage doit passer en fin de soirée… Mais si votre mari est là jusqu’à lundi, je n’oserai jamais vous appeler au bout du fil si jamais… Enfin, si je constate quelque chose d’étrange.

— Ne vous en privez pas, madame Breknov.

— L’avez-vous mis au courant ?

Marjorie ne pouvait lui mentir. Elle secoua la tête.

— Non, pas encore, je n’ai pas eu l’occasion, à vrai dire.

— Vous doutez de moi, n’est-ce pas ? murmura Sonia Breknov désolée.

— Pas du tout… Mais je le ferai…

— Seul un homme peut obliger cet affreux concierge à faire quelque chose. Votre mari saura bien l’y contraindre.

— Certainement, madame Breknov… Mais ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Sur le palier, elle regarda la porte close de la vieille actrice puis le couloir qui s’enfonçait vers la droite. Elle le suivit un moment, puis se pencha vers un petit cylindre de cendres grises. L’inconnu fumait peut-être le cigare. Il pouvait en avoir trouvé dans l’appartement où il se cachait, mais cela ne signifiait pas qu’il soit un grand fumeur.

Elle installa une chaise longue en plein soleil, enfila juste un slip de bain et s’exposa au soleil. Elle ne mangerait rien au repas de midi. Il lui fallait perdre rapidement un kilo ou deux pour faire disparaître quelques petits renflements suspects à hauteur des hanches. Mais elle eut bientôt soif, alla se préparer un jus d’orange, le rapportait sur la terrasse lorsque le téléphone vibra. Elle pensa à Mme Breknov et décrocha.

— Petite cachottière, lui lança la voix inconnue sur un ton moqueur. Vous aviez prétendu que votre mari resterait à la maison et il est parti à son travail.

— Vous le connaissez donc ? répliqua Marjorie qui, par la suite, fut très satisfaite de sa présence d’esprit.

Il y eut un court silence.

— Vous ne répondez pas ?

— Eh bien, soit, disons que je le connais. J’ai appelé plusieurs fois et vous n’avez pas répondu.

— Comment le connaissez-vous ?

L’homme ricana. Marjorie était certaine qu’il camouflait sa voix mais ne savait comment il procédait.

— Un jour, je vous expliquerai.

— Pourquoi pas maintenant ?

— Non, plus tard.

Marjorie respira profondément pour se donner du courage.

— Vous feriez mieux de me le dire tout de suite… Je n’ai pas l’intention de supporter votre présence plus longtemps dans cet immeuble.

— Ah, vraiment ?

Le ton goguenard l’irrita au plus haut point.

— Et je ne suis pas la seule ! cria-t-elle, furieuse.

— Vous n’êtes pas seule ?

Cette fois, il ne songeait plus à la traiter avec désinvolture et elle se mordait les lèvres de son imprudence.

— Expliquez-moi donc qui d’autre que vous se doute de ma présence ?

— Vous avez été imprudent, dit-elle. On vous a vu dans les couloirs.

— Précisez.

Elle haussa les épaules comme s’il pouvait la voir.

— Précisez ! hurla-t-il d’une voix presque hystérique qui l’effraya.

Brusquement, elle devina quelle réserve de violence habitait cet homme seul et peut-être traqué.

— Ne criez pas ainsi dans un appartement inoccupé, fit-elle avec ironie. Vous êtes d’une imprudence folle. Autre chose, aussi. Lorsque vous vous promenez dans les couloirs, évitez donc de fumer, surtout dans un secteur où personne n’allume jamais une cigarette.

De lui clouer le bec aussi facilement, elle fut prise d’un fou rire nerveux, dut boucher le micro de sa main pour laisser échapper quelques petits soupirs.

— Vous faites bien de me prévenir, dit-il.

— Je vous laisse une chance, mais si lundi vous êtes encore là, je me verrai forcée d’aller trouver la police.

— Et que leur direz-vous ? Que depuis plusieurs jours, vous conversez avec moi, vous me nourrissez ?