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Michel releva soudain la tête et regarda le docteur. Ce dernier se redressa lentement sans détourner les yeux. Mais Marjorie vit se creuser entre ses sourcils fournis cette ride bien connue d’elle qui trahissait une concentration professionnelle. Déjà, Michel baissait la tête, empoignait son verre et buvait.

— À votre santé, dit doucement Marjorie.

Il tressaillit, tourna légèrement la tête vers elle.

— Merci…

— Vous ne paraissez pas en forme.

— Un peu de fatigue simplement… Alexis, lui, a l’air au contraire en excellente condition.

— Oui, fit distraitement Marjorie.

Ce n’est qu’ensuite qu’elle comprit que son voisin aurait aimé poursuivre cette conversation. Mais le spectacle d’Alexis la fascinait. Jamais elle ne l’avait vu déployer autant de faconde et de charme pour Vicky et Arturo. Pour la première, surtout. Alors que d’ordinaire il affirmait ne pas pouvoir la supporter longtemps, plaignait Michel d’être affublé d’une pareille compagne. Et quelque part, caché dans leur immeuble-pyramide, un inconnu menaçait leur tranquillité, avait l’air de prétendre qu’il pouvait nuire à son mari. Qu’y avait-il de commun entre ces deux hommes ? Désormais, elle était persuadée qu’il ne s’agissait plus d’une mauvaise farce. Vicky n’aurait pu tenir longtemps ce rôle. Comment déguiser sa voix, même si celle du téléphone ne lui parvenait que déformée ?

— Vous croyez qu’il y aura de la place ?

— Je vais téléphoner, dit Alexis qui se leva et fonça à travers la foule des plaisanciers.

Vicky annonça la bonne nouvelle :

— On va bouffer à Aigues-Mortes. Un coin épatant, paraît-il, dans la ville fortifiée.

Pauline Bosson qui depuis un moment était allée voir ce que faisait son quatuor de ravageurs, arriva pour entendre l’énoncé du programme de la soirée.

— Il faut que je rentre, dit-elle avec un petit rire gêné. Il se fait tard et je dois préparer le dîner des enfants.

— Vous n’avez personne à qui les laisser ? demanda Vicky, l’air désolé, alors qu’elle savait bien ce que répondrait la pauvre femme.

Pauline soupira :

— Je ne voudrais pas vous ennuyer… Une femme seule, en instance de divorce, ce n’est pas folichon…

— Parce que vous auriez quelqu’un ? fit Vicky avec un manque total d’enthousiasme.

— Oui, la fille de mes voisins de niveau… Je veux dire pas des voisins immédiats, mais les seuls qui vivent ici toute l’année… Elle cherche à se faire un peu d’argent de poche…

Malgré son angoisse, Marjorie eut envie de rire en voyant la tête de Vicky. Pauline les regardait les uns après les autres et Marjorie lui sourit gentiment.

— Puisque vous êtes tous si sympathiques… Je vais les amener chez moi… Je n’en ai pas pour longtemps… Je vous retrouve ici.

À peine avait-elle disparu que Vicky lança un « merde » mortifié.

— J’ai fais une gaffe, non ?

On l’assura du contraire. Alexis, qui revenait, affirma qu’il aimait bien Pauline Bosson.

— Si elle tarde trop, on file, déclara Vicky en allumant une cigarette.

— On ne peut pas lui faire ça, protesta Arturo Marino.

L’Escale se vidait petit à petit et Alexis proposa une autre tournée pour prendre patience. Michel refusa un second verre, Marjorie en fit autant.

— C’est nous les trois poivrots, mon vieux Ringo, dit le docteur Brun au barman.

— Ça n’a pas l’air de vous faire beaucoup de mal, répondit Ringo.

Alexis vida son verre d’un trait, se leva avec entrain.

— Je vais chercher la bagnole. On est six, pas la peine d’en prendre deux. Arturo prendra Pauline sur ses genoux. Au fond, voilà un mariage possible. Mais il faudra supporter les quatre terribles.

Marino leva les yeux au ciel. En voyant partir son mari, Marjorie crut avoir un pressentiment. Il devait aller jusqu’au parking, certainement désert. Et si jamais cet inconnu…

— Ah ! non, dit Vicky, tu ne vas pas le suivre comme une mère poule.

Elle se rassit, ouvrit son sac pour y prendre son paquet de cigarettes. Au même instant, elle entendit comme un murmure, tourna les yeux et se rendit compte que Michel lui parlait :

— Je voudrais rentrer chez moi… Je serai un compagnon ennuyeux au possible. Croyez-vous que ce soit possible ?

Effarée qu’il lui demande un tel conseil, elle resta muette un court instant.

— Ça ne va vraiment pas ?

— Je me sens mal à l’aise… Que pensez-vous que je doive faire ?

— C’est à vous de décider, fit-elle sans remuer la bouche.

D’ailleurs, Vicky discutait avec Arturo sans faire attention à eux.

— Si je refuse de venir, tout tombe à l’eau, n’est-ce pas ? Vous avez envie de cette sortie ?

— Il ne s’agit pas de moi, fit-elle agacée, mais de vous.

— Très bien, je vais faire un effort.

Lorsqu’elle était adolescente, toutes ses copines se vantaient de rendre les garçons fous d’elles ; jeune fille, ses amies prétendaient faire des ravages. Femme, il lui suffisait de regarder Vicky qui se croyait toujours traquée par des mâles en chaleur. Pour sa part, elle s’était toujours montrée modeste et manquait d’assurance pour se faire à l’idée qu’un homme pouvait la trouver à son goût. Mais Michel Lombard avait tout l’air d’un amoureux transi auprès d’elle. Jouait-il la comédie ? Vicky prétendait qu’il couchait avec ses élèves d’université. Quel personnage était-il en fait ? Était-ce bien décent et utile de se préoccuper de sa personnalité alors que celle de son mari ne lui paraissait pas aussi claire qu’elle l’aurait cru au matin de cette journée ?

— Je le fais pour vous, Marjorie.

Elle fit semblant de ne pas avoir entendu. D’ailleurs, Pauline arrivait, rayonnante. Elle s’était changée en hâte, maquillée et Marjorie la trouvait plaisante à regarder.

— Alors, vous les avez casés ? demanda Vicky.

— La petite voisine ne demandait pas mieux.

— Ils vont la dévorer toute crue.

Pauline eut un petit rire, fit quelques allusions égrillardes sur la précocité de Moby, le cadet, ajouta que la jeune fille en question n’avait pas non plus froid aux yeux.

— Vous n’avez pas peur qu’elle vous les débauche ? demanda Vicky qui avait du goût pour le graveleux.

Comme s’il n’en pouvait plus, Michel se leva et se dirigea vers la sortie.

— Je crois qu’Alexis est là, dit Vicky.

Elle se précipita et lorsque Marjorie arriva, ce fut pour la trouver devant, près de son mari.

— Venez, je vous ai laissé une petite place.

Le trajet fut rapide, à peine un quart d’heure jusque devant la porte du restaurant au centre de la vieille ville fortifiée. Seule Vicky parlait sans arrêt. Elle avait déjà pas mal bu et se laissait aller. Lorsque Marjorie vit sortir Alexis de la voiture, elle eut l’impression qu’en quinze minutes on l’avait transformé. Il sortit son mouchoir et épongea son front tout en verrouillant les portières. Instinctivement, elle alla vers lui, posa la main sur son bras. Il tourna la tête violemment, la regarda comme s’il ne la voyait pas.

— Nous rentrons ?

— Je me demande ce que je fais là, dit-il d’une voix hargneuse. Une connasse, un barbouilleur qui se croit du génie, une autre connasse molle et bouffée aux os par ses crétins de gosses, un intellectuel qui fait de la déprime.

— Nous sommes ensemble, murmura-t-elle avec douceur.

— Ensemble ? Tu es toi et je suis moi… Je me demande même si je suis moi, parfois… Où est-il, mon véritable moi ? Dans le pitre de tout à l’heure, dans l’imbécile qui invite ces gens stupides à bouffer, le psychiatre qui écoute des dingues à longueur de journée ? Dans la peau de ce type suffisant et qui se croit assez fort pour répondre à des questions inquiétantes ?