Elle ne comprenait pas. Les quatre autres les regardaient, étonnés de voir se prolonger leur aparté. Déjà, Vicky faisait un pas en avant.
— Nous voilà, nous voilà, fit Alexis Brun sur un ton qui les fit s’entre-regarder. Vous aviez peur que je me défile, hein ? Quelle blague sinistre si nous filions, Marjorie et moi, bouffer ailleurs…
Marjorie lui serra le bras pour le faire taire, le poussa en avant. On les conduisit à leur table, on s’empressa autour d’eux. Vicky tendait sa tête de linotte en haut d’un cou qu’elle devait trouver long et gracieux, mais qui, parfois, lui donnait l’allure gauche d’une autruche, pensait Marjorie.
Le repas commença dans un silence impressionnant. Voyant Pauline Bosson si gênée qu’elle ne savait où se mettre, Marjorie comprit que la brave femme s’imaginait être la cause de ce refroidissement d’atmosphère. Elle essayait de lui sourire pour la rassurer, mais rien n’y faisait. Vicky commença alors son numéro habituel. Lorsqu’elle était de mauvaise humeur, elle dénigrait tout. La cuisine, le service, le cadre. Les deux premiers étaient parfaits, le dernier laissait un peu à désirer. Trop de souvenirs tauromachiques au goût de Marjorie encombraient les murs de gros crépi de la salle.
— Vous n’allez pas me dire que ce gratin de moules est dégueulasse, fit Alexis avec un sourire sur les lèvres mais les yeux froids.
Vicky était quand même assez fine mouche pour ne pas risquer d’envenimer la situation.
— Il est excellent, mais j’aime manger dans la joie et la détente. Je n’aime pas qu’on me fasse la gueule sans savoir pourquoi.
En même temps, elle regardait son mari. Ce dernier mangeait sans même écouter ce que disait sa femme.
— Soyez franche, dit Alexis. Ce n’est pas Michel qui fait la gueule, c’est moi.
Pauline Bosson faillit s’étrangler. Elle mangeait trop de pain, et d’une façon nerveuse. Arturo Marino s’en rendit compte et lui tapota gentiment le dos. Cela fit un peu diversion, mais, effrayée, Marjorie comprit que son mari ne tenait pas Vicky quitte pour autant.
— Je fais la gueule parce que j’ai parfois des sautes d’humeur.
« Non, dit mentalement Marjorie. C’est faux. Ou alors tu me les as toujours dissimulées. »
— Mais Michel, lui, a des problèmes encore plus sérieux…
Il pointait les dents de sa fourchette vers le professeur.
— N’essayez pas de me tromper, mon vieux… J’ai l’œil professionnel quelles que soient les circonstances.
Le mari de Vicky parut sortir de sa torpeur et Marjorie le vit grandir. Il se redressait, son torse s’emplissait d’air et elle craignit le pire.
— L’œil avec lequel vous découvrez les fous ?
— Je vous interdis de prononcer ce mot, fit Alexis entre ses dents serrées. Ou alors servez-vous-en pour désigner chaque homme de la Terre. Car nous sommes tous fous, aliénés à des niveaux différents…
— Vous êtes gais ! lança Vicky en levant les yeux au ciel.
— C’est passionnant, ajouta Arturo sans conviction.
Pauline Bosson quitta la table, se dirigea vers les toilettes. Les yeux pleins de larmes, mais n’était-ce pas normal lorsqu’on avalait de travers ?
— Faut-il absolument gâcher la soirée de Pauline ? demanda Marjorie en s’efforçant de calmer sa propre indignation.
Arturo applaudit silencieusement.
— Ah ! notre adorable Marjorie, toujours prête à passer du baume sur les plaies.
— Depuis des mois elle vit avec ses affreux marmots, et ce soir n’a-t-elle pas une occasion rare de se divertir un peu ?
Alexis la regarda longuement et elle préféra baisser les paupières que de supporter ce regard flamboyant. Durant quelques secondes, la soirée faillit basculer dans le drame, dans un cauchemar de véhémence.
— Tu as raison, dit son mari. Et pour que ce soit vraiment une fête, que l’on apporte du champagne !
Lorsque Pauline revint, le serveur débouchait une bouteille. Alexis lui désigna la flûte de leur amie.
— Servez madame en premier. Nous allons boire à sa santé… Que la fête commence donc.
Lentement, avec des prudences effarouchées, tout finit par rentrer dans l’ordre. Pauline osa même rire et Vicky adora la bourride. Seul Michel retomba dans son mutisme et Marjorie le vit se dégonfler comme une baudruche. Il semblait vouloir ratatiner son corps autour de son mal secret.
Au dessert, Vicky devint extravagante et Pauline Bosson commença de larmoyer sur la gentillesse de ses amis, sur sa solitude de divorcée.
— Si vous saviez comment on peut se sentir seule au milieu de quatre enfants comme les miens.
— Ça, je vous crois, fit Vicky en saisissant sa flûte de champagne.
Arturo Marino rêvait tout haut d’un tableau fantastique dont l’idée venait de le poignarder.
— Un coup au cœur, disait-il, c’est ainsi que je pressens que ce sera une bonne toile.
Alexis buvait beaucoup. On avait apporté d’autres bouteilles de champagne. Arturo en avait commandé deux d’un coup et Vicky avait harcelé son mari jusqu’à ce qu’il sorte de sa prostration.
— Tu ne vas pas te défiler, hein ? cria-t-elle vulgairement.
Marjorie continuait d’épier son mari, de plus en plus fascinée, angoissée. Il dominait la tablée, avait parfois dans le regard des lueurs de mépris, de fatigue. D’autres fois, il haussait les épaules avec une indulgence presque royale. Elle eut l’impression fugitive qu’il se prenait pour une sorte de maître, un dieu peut-être qui réglait à volonté le comportement de ses sujets. Et, peu à peu, elle en vint à l’idée qu’il avait souhaité provoquer une sorte de psychodrame mais que, dans un ultime souci de politesse, il avait habilement dévié cette violence sourde qui avait affleuré au début du repas.
— Il faudra que je vous parle… Un jour…
Une nouvelle fois s’élevait, comme une incantation, le murmure de Michel.
— Est-ce bien nécessaire ? fit-elle la bouche à peine entrouverte et la dissimulant en outre derrière sa flûte qu’elle n’avait laissé remplir que deux fois.
— Je vous en prie, il le faudra absolument.
CHAPITRE VII
Elle se réveilla parfaitement lucide et en excellente forme. N’eût été cette inquiétude continue de savoir cet inconnu tapi dans l’immensité de l’immeuble, elle aurait apprécié la nouvelle journée qui s’annonçait belle, avec autant de joie qu’autrefois. Alexis dormait d’un sommeil très lourd. Dans la nuit, il avait beaucoup transpiré, s’était débarrassé des couvertures. Craignant qu’il ne prît froid, elle l’avait recouvert et il avait balbutié des sortes d’injures.
Rapidement, elle s’habilla, bien décidée à aller acheter des croissants. C’était nécessaire à l’harmonie de son dimanche et elle ne voulait rien changer à ses habitudes malgré les menaces sournoises qui la guettaient.
En revenant de chez le boulanger, elle reconnut la silhouette sèche qui se trouvait à cent mètres d’elle. Il n’y avait que Mme Rafaël pour avoir cette allure-là et ce strict deux-pièces pantalon-veste de couleur bleu clair. Elle hâta le pas, espérant la rattraper avant qu’elle ne pénètre dans l’ascenseur. Mme Rafaël et son mari habitaient Toulouse et venaient deux ou trois fois dans l’hiver mais généralement vers Pâques et la Pentecôte. Lui était à la tête d’une maison de contentieux et elle l’aidait. C’étaient des gens courtois, cultivés, mais très soucieux de préserver leur intimité. Les Rafaël leur confiaient habituellement leur clé pour ouvrir les fenêtres et vérifier si l’entretien était bien effectué. Marjorie avait un peu d’inquiétude car depuis quinze jours elle n’avait pas pénétré dans leur appartement, mais en principe tout devait être en ordre.