Elle en venait à conclure que rien n’était le fait du hasard dans cette situation ambiguë. Il lui avait téléphoné en sachant qu’elle était Marjorie Brun. Jusqu’au choix de cet immeuble qui n’était pas fortuit. Il existait un lien entre Alexis et cet homme.
Dans son placard, elle avait retrouvé toutes les clés confiées par leurs voisins d’été. Elle préleva celle des Rafaël avec l’intention de la remettre au concierge.
— Je vais faire un tour, lui cria Alexis. Tu me rejoindras à L’Escale ?
— J’essayerai.
Il allait les rejoindre, ceux qu’il méprisait tant, comme s’il y prenait un plaisir pervers. La veille au soir, dans cette auberge de luxe, il avait libéré un trop-plein de méchanceté qui les avait tous éclaboussés. Personne ne pourrait oublier cet étrange repas. Rien ne serait jamais pareil, désormais.
De la terrasse, elle vit Alexis se diriger vers leur voilier. Il s’immobilisa en bout de quai tandis que le vent tire-bouchonnait ses jambes de pantalon. Un homme imposant qu’elle n’avait jamais vu, s’approcha de lui. Il portait un caban bleu marine, une casquette de pêcheur et ressemblait à n’importe quel habitant du coin venant passer le week-end à la mer.
Alexis n’avait pas reconnu tout de suite le commissaire Feraud ainsi accoutré. Il se mit à rire.
— Je ne pensais pas que vous sacrifiez à ce genre de déguisement, cria-t-il à cause du vent.
Feraud eut un geste de la main.
— C’est ma fille qui veut que je m’habille ainsi. Et je ne sais pas lui refuser quoi que ce soit.
— Je ne vous savais pas capable d’indulgence.
Feraud désigna le voilier.
— C’est le vôtre ?
— Depuis des années. Vous êtes un habitué de la station ?
— Non… J’ai un petit studio à Carnon-Plage… Quelque chose de plus modeste que ce que l’on trouve ici. Vous me faites visiter ?
— Pourquoi pas. Je peux même vous offrir un scotch, si le cœur vous en dit.
De sa terrasse, Marjorie les vit monter à bord. Malgré sa silhouette épaisse, l’inconnu paraissait très agile. Ce n’était pas dans les habitudes de son mari de faire visiter leur « Arpège » au premier venu.
— J’ai toujours rêvé d’un bateau semblable, disait le policier au docteur Brun, mais je suis trop âgé pour faire une école de voile et pas assez riche pour débourser une grosse somme.
Alexis préparait deux verres. Il restait de la glace car, la veille, Marco avait rempli la glacière. Le policier s’assit sur la banquette et il resta debout appuyé contre le bloc-cuisine.
— Vous vous promeniez ou vous cherchiez à me rencontrer ?
— Les deux…
— Je vous enverrai ce supplément à mon rapport dès demain matin. Je ne suis pas repassé à l’hôpital.
Feraud sortit ses cigarettes.
— Je peux fumer ? Je n’ai déjà pas retiré mes chaussures…
— Ce sont des baskets. Aucune importance. Hondry aurait-il été retrouvé ?
Le commissaire secoua la tête tout en allumant sa cigarette.
— Non. Mais nous avons retrouvé sa Simca Chrysler. Vous vous souvenez ? Il prétendait qu’on la lui avait volée ? Elle se trouvait tout bonnement chez un casseur du côté d’Alès. En très bon état, sauf que le moteur est grillé et à changer. Et comme ce casseur est un type régulier et qu’il tient ses livres à jour, mes inspecteurs ont pu constater que la voiture se trouvait chez lui quatre jours avant l’assassinat de Monique Rieux sur la route de Nîmes.
Alexis leva son verre.
— À votre santé, commissaire, et à votre pleine réussite. Est-ce que cette découverte innocente Hondry ?
Il a toujours prétendu s’être servi de cette voiture, Pourquoi aurait-il menti ? D’ailleurs, je me souviens d’avoir lu dans votre rapport que vous décriviez Hondry comme un fanatique de l’automobile. Celle-ci devenait le prolongement de l’individu. Au volant, il devenait un autre homme plein d’assurance, plein de morgue et d’agressivité. C’est bien ce que vous aviez écrit ?
Plein d’indulgence, Alexis approuva.
— Bien entendu. Mais n’est-ce pas le cas de soixante pour cent des gens ? Je suis certain que vous-même ne respectez pas toujours les limitations de vitesse et couvrez d’injures les autres, les maladroits, les types qui ont trouvé leur permis dans une pochette surprise.
— Êtes-vous ainsi vous-même ?
— Cela m’arrive. Mais chez Hondry cela m’a paru comme très significatif. Une névrose entre autres.
Feraud but une gorgée et regarda la bouteille posée sur la glacière.
— Pur malt, n’est-ce pas ? Il est excellent. Une névrose ? Il en avait d’autres, bien sûr. Mais bien des gens en ont, n’est-ce pas, et ils ne tuent pas une auto-stoppeuse après l’avoir violée… Pouvez-vous expliquer ce crime sans faire appel à des considérations trop savantes ?… Croyez-vous qu’un homme d’apparence normale pourrait agir aussi sauvagement ?
— Vous le savez bien. Les cas sont nombreux. Ce qui explique que souvent on ne retrouve le coupable qu’avec d’énormes difficultés. Le tueur de l’Oise, par exemple. Il a fallu des années. Et d’autres cas qui ne sont pas encore élucidés.
— Mais avec Hondry, c’était presque trop facile ?
Alexis Brun fit quelques pas, s’approcha de la sortie de la cabine.
— Vous avez mal choisi votre jour. Il sera impossible de faire la plus petite balade.
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
— C’est parce que je réfléchis. Je vous soupçonne, commissaire, de penser qu’en définitive, j’ai trop chargé Hondry. Que j’ai fait de ce simulateur un coupable acceptable.
— Pourquoi l’auriez-vous fait ?
— Parce qu’il est possible que je sois un paranoïaque qui s’ignore ? Comme vous êtes peut-être sans même vous en douter un policier sadique ?
Feraud le regarda avec inquiétude.
— Le pensez-vous vraiment ?
— Je ne vous connais pas assez pour l’affirmer.
— J’écoutais un professeur un jour à la télé. Il prétendait que trente pour cent des médecins sont des sadiques… Mais je ne sais pas s’il englobait les psychiatres dans son calcul.
— Pourquoi pas, dit Alexis. Encore un petit scotch ?
— Léger, dans ce cas.
Durant le court silence qui suivit, ils entendirent les haubans siffler. Des autres bateaux provenaient des bruits réguliers et aussi un son crispant de sirène.
— Un mât métallique dont la rainure est exposée au vent… C’est très désagréable. Il y a aussi les drisses métalliques trop molles qui frappent contre les mâts. Les gens ne pensent pas à tout vérifier avant de quitter le bord. Parfois, c’est crispant.
Il paraissait vraiment irrité.
— Il n’y a pas de bruit de ce genre sur votre bateau, constata le commissaire. Vous avez l’esprit d’ordre ?
— Je m’efforce de ne pas ennuyer mes voisins.
— Ainsi, vous donnez une excellente image de marque de votre personnalité, fit le commissaire.
Alexis fronça les sourcils.
— Est-ce malveillant ?
— Pas du tout, mais je crois deviner que vous n’aimeriez pas être pris pour un homme négligent et désinvolte, ce qui est fort compréhensible étant donné votre profession. Depuis combien de temps êtes-vous expert auprès des tribunaux ?