— Près de cinq ans.
— Et vous aimez ce travail ? Il n’est pourtant guère rentable. Du moins, directement. Mais il procure une certaine renommée qui ne peut que vous apporter des avantages divers.
— Croyez-vous que j’en aie besoin ?
— Non, je ne le pense pas. Hondry n’a jamais été votre malade avant son arrestation ?
— Non, jamais.
— Et il ne vous a jamais consulté à titre privé ?
— Encore non. Essayez-vous de prouver qu’il existait entre lui et moi une sorte de contentieux ?
Le sourire de Feraud pouvait être rassurant mais Alexis commençait à se méfier du bonhomme.
— Je suis étonné que vous ayez été aussi sévère avec lui, mais je finis par le comprendre. Vous êtes-vous penché sur le cas de la victime, Monique Rieux ?
— Pourquoi l’aurais-je fait alors qu’on ne me le demandait pas ? Je ne m’occupe que des prévenus.
— Vous ignorez tout de cette malheureuse jeune fille ?
— Sauf ce que j’ai pu lire dans les journaux à son sujet.
— Vous lisez les journaux, les faits divers ?
— Je vous rappelle que cette fille avait été assassinée par mon malade.
— Je ne l’oublie pas. Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Une fille excessivement douée qui avait eu son baccalauréat à quinze ans. Depuis deux ans, elle suivait les cours de l’université. Sa famille n’est pas très riche, mais elle leur apportait toute satisfaction.
Alexis haussa les épaules.
— En êtes-vous certain ? De nos jours, les parents n’ont de satisfaction que lorsque leur progéniture réussit. Ils se moquent bien de savoir si elle se trouve bien dans sa peau, heureuse. Non, il leur faut le bac à quinze ans, les études supérieures, l’insertion sociale rapide et, évidemment, au plus haut niveau. Si vous saviez le nombre d’enfants doués que je suis en train de soigner, vous ne parleriez pas ainsi.
— Vous estimez donc qu’il faut laisser ses enfants vivre à leur guise pour assurer leur bonheur ?
— Ne me faites pas dire ce que je ne pense pas. J’estime qu’il faut savoir leur laisser vivre leur vie avec quelques garde-fous…
Il sourit.
— Même dans le cas d’une locution, je déteste employer ce mot… Prenez le cas de cette fille. Elle faisait la joie de ses parents mais dans le conformisme, et pour échapper à ces contraintes, que faisait-elle ? Du stop. Pourquoi sinon parce que l’auto-stop pour une fille seule c’est quand même la recherche souvent inconsciente de l’aventure, non ?
— Si les féministes vous entendaient… Ne pensez-vous pas qu’une fille a autant le droit de faire du stop qu’un garçon sans forcément chercher l’aventure ?
— Je n’en crois rien, dit Alexis.
— Curieux, dit Feraud, comme certaines idées usées entachent votre jugement.
Alexis se sentit blêmir. Jamais on ne l’avait traité avec si peu de considération.
— Allez-vous établir mon profil psychologique ? fit-il acerbe.
— Non, pas du tout… Ainsi, vous pensez que cette fille se libérait du carcan de son éducation, de sa réussite en faisant du stop. Dans ce cas, elle devait également avoir d’autres pulsions tout aussi libératrices…
— Très certainement.
— Nous avons fait une enquête très approfondie, cher docteur, mais nous n’avons rien découvert de tel.
— Elle devait agir avec prudence pour ne pas détruire son image de marque.
Soudain, il réalisa qu’il venait de reprendre les mêmes termes dont le policier avait usé à son égard. Il paniqua un bref instant et crispa ses doigts autour de son verre vide. Comme le voilier se balançait irrégulièrement sous la poussée du vent, il fit semblant de perdre l’équilibre, ce qui lui permit de tourner le dos à son interlocuteur. Le verre lui échappa et roula sans se briser sur la moquette du plancher.
— On a beau avoir l’habitude…, dit-il en se relevant lentement.
Feraud n’avait pas esquissé le moindre geste et, inquiet, Alexis se demanda s’il avait été dupe un seul instant de cet incident.
— Elle aussi tenait donc à son image de marque, d’après vous, continua Feraud comme si rien ne s’était passé. Donc, on peut paraître monolithique et vivre une sorte de seconde vie ?
— Bien entendu. Je suis certain qu’en reprenant cette enquête vous finiriez par découvrir des détails inattendus sur cette Monique Rieux.
— Heureusement que nous ne sommes que nous deux, observa le commissaire, car c’est presque de la diffamation.
— C’est ridicule ! explosa Alexis. Je ne fais que vous exposer ma théorie…
— Hier, vous en aviez également une autre pour expliquer le comportement de Hondry… Voyez-vous, cher monsieur Brun, nous ne sommes pas tellement certains que Monique Rieux pratiquait régulièrement l’auto-stop. Le plus souvent, elle rentrait chez ses parents en empruntant un car. Parfois, son père venait la chercher avec sa 2 CV. Il lui est aussi arrivé de profiter de la voiture d’un habitant de son village venant à la ville ou de celles d’étudiants habitant près de chez elle.
Alexis ramassa le verre et le déposa dans l’évier.
— Un peu de scotch ?
— Non, j’en ai bien assez…
— Ce que vous appelez diffamation n’est qu’une extrapolation du fait que je croyais qu’elle pratiquait l’auto-stop régulièrement, s’excusa Alexis, sinon, je n’aurais pas songé à développer mon explication… Il est possible que cette fille ait été pleinement épanouie par le genre de vie qu’elle menait, mais la présence d’étudiants surdoués, atteints de schizophrénie, dans mes services, me porte vers un pessimisme raisonnable…
— En fait, vous ne croyez pas à la jeune fille sage et conformiste en diable, demanda le policier.
— Pas tellement.
— Aurait-elle connu Hondry au point d’accepter de monter dans sa voiture ?
Alexis sourit.
— Quelle voiture, puisque sa Chrysler était inutilisable ?
— Admettons qu’il en ait emprunté ou volé une autre.
— C’est fort possible, mais dans ce cas, il aurait fallu qu’elle le connaisse vraiment.
— Je vous remercie, docteur, dit Feraud en se levant.
Du coup, la cabine rétrécit car il en emplissait une bonne partie.
— Nous allons reprendre l’enquête à partir de ce point précis. Nous avions eu le tort de penser que, comme n’importe qui, cette fille avait été victime de son goût pour l’auto-stop, mais, grâce à vous, j’ai maintenant une autre opinion de sa personnalité.
— Mais, protesta Alexis, je ne vous ai pas tellement aidé puisque moi-même estimais que cette personnalité trop parfaite ne pouvait que dissimuler des points obscurs.
Feraud monta sur le pont. Alexis tira sur les amarres pour rapprocher l’arrière du quai mais la distance restait encore grande car la chaîne d’étrave tirait fortement. Il crut, espéra que le policier ferait un faux pas, mais le commissaire n’était lourd qu’en apparence et il sauta sans difficulté sur le quai.
— Nous allons essayer de savoir quelle personne elle connaissait assez pour accepter de monter dans sa voiture, cria-t-il tandis que le docteur fermait la porte de la cabine.
Depuis sa terrasse, Marjorie les vit enfin quitter Rêverie et en fut presque soulagée. Elle assista à leur séparation sur une poignée de main. L’homme massif se dirigea vers une DS de couleur noire tandis que son mari paraissait marcher vers L’Escale.
CHAPITRE IX
À force d’espérer que la nouvelle semaine serait complètement débarrassée, purgée de toute atmosphère maléfique, elle finissait par y croire lorsque le midi de ce lundi arriva. Elle avait vu les Rafaël repartir vers leur société de contentieux de Toulouse. Alexis lui avait paru tout à fait calme lorsque à son tour il avait pris la route de son hôpital. Elle avait bien essayé de savoir avec qui il avait discuté durant une bonne heure à bord du bateau, mais il avait répondu vaguement qu’il s’agissait d’un fonctionnaire de la ville qui désirait visiter un « Arpège » dans l’intention d’en acquérir un. En définitive, elle ne s’était pas rendue à L’Escale pour l’apéritif mais Alexis lui avait téléphoné.