Sur le coup, elle avait marché, sans songer à cette conversation stupide ni à une farce.
— Qui êtes-vous ?
— Je ne peux vous le dire… Il me faudrait de quoi faire un pansement… Des provisions…
Effrayée, elle avait raccroché et peu après avait compris qu’on se moquait d’elle. Vicky ? Certainement. Bien sûr, ce n’était pas sa voix haut perchée, mais elle pouvait la dissimuler. D’ailleurs, elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Et puis elle avait entendu Vicky s’exprimer autrement que sur de hauts talons. Dans ce cas, elle pouvait user d’un ton rauque et presque masculin.
Le téléphone sonna. Elle retint sa main. Non, elle ne marcherait pas. Puis elle se dit que c’était peut-être Alexis qui l’appelait depuis l’hôpital et décrocha.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Ne m’abandonnez pas… Je suis dans une sale situation.
— Écoutez, dit-elle, si vous croyez me faire marcher… Je ne sais pas qui vous êtes mais c’est complètement grotesque. Vous ne pensiez quand même pas qu’après la conversation de l’autre jour j’allais vous croire, non ? Il aurait fallu avoir la patience d’attendre plusieurs semaines, que j’aie oublié ce que l’on avait dit alors.
— Quelle conversation ? demanda la voix inconnue.
Marjorie soupira de lassitude :
— Oh ! ça suffit… Si vous êtes blessé et affamé, téléphonez à la police et cessez de m’importuner.
— Ne coupez pas… Sinon, je rappellerai sans arrêt.
— Si vous le faites, je quitte l’appartement pour aller chercher du monde, et l’on vous trouvera.
— Si vous faites ça, je me suiciderai… Vous aurez ma mort sur la conscience.
— Ne trouvez-vous pas que vous allez trop loin ?
Elle faillit ajouter : « Ma chère Vicky ».
— Essayez de me comprendre. Je n’ai besoin que de quelques jours et ensuite je quitterai cette pyramide… En Égypte, il n’y avait que les morts qui séjournaient dans ces constructions.
Marjorie frissonna comme elle l’avait fait le jour où quelqu’un avait à peu près prononcé le même genre de réflexion devant elle. Elle ne se souvenait pas exactement qui. Le professeur Lombard, peut-être ?
— Je ne vous demande pas grand-chose…
— Vous voulez prouver que je suis capable, à cause de ma supposée humanité, de commettre une grande imprudence !
Oui, c’était bien ce qu’il fallait craindre. On la guettait. Tous ces compliments dont on l’avait couverte devaient agacer quelqu’un. Pourquoi pas Vicky Lombard, précisément ?
— D’abord, continua-t-elle, pourquoi m’avoir choisie, moi ?
— J’ai appelé tous les appartements. Vous êtes bien le 153 ? Personne ne répondait et je me voyais vraiment dans une nécropole. Il a fallu que je mette un garrot pour arrêter le sang, mais si vous avez quelques notions de secourisme, vous savez bien que je ne peux le maintenir en place trop longtemps sans gros risques.
— Vous mettez un mouchoir devant votre bouche pour parler ainsi ? On dirait que vous êtes à l’autre bout du monde.
Pourquoi pas ? Vicky avait pu demander l’aide d’une personne habitant à l’autre bout de la France pour lui téléphoner. D’un appartement à l’autre, dans la même pyramide, il suffisait de former les trois chiffres pour entrer en communication avec son voisin. De l’extérieur, on appelait normalement et il était impossible de situer l’origine de l’appel.
— Vous ne pouvez pas me laisser tomber…
— Oh, si ! dit-elle en raccrochant.
Le temps d’enfiler son espèce de burnous qui n’en était pas un à cause des manches, le téléphone ne cessa de sonner. Elle quitta l’appartement, crut entendre la sonnerie jusqu’au rez-de-chaussée. Passant devant la loge du gardien, elle hésita, haussa les épaules et sortit. Il soufflait un vent très froid qui soulevait le sable de l’intérieur des terres et chaque grain frappait comme une aiguille. Les gens du pays hostiles à la station et aux Pyramides, prédisaient que peu à peu celles-ci s’engloutiraient comme celles du désert égyptien parce que les habitants ne pourraient plus payer les frais de désensablement, dès que la commission officielle d’aménagement cesserait de le faire.
Comme elle pénétrait dans L’Escale, elle fut violemment heurtée sur le côté par un affreux jojo Bosson. Les autres accouraient et derrière Pauline les appelait d’une voix fatiguée.
— Ils me feront mourir, dit-elle. Justement, je venais passer un moment.
Elle venait toujours passer un moment mais ne payait jamais. Et Ringo, le barman, ne lui aurait pas fait crédit.
— Bonsoir, chère amie, dit Arturo Marino.
Il n’octroya qu’un léger coup de tête à Pauline.
— Des portos, je suppose…
— Des grenadines, firent les quatre gosses, et des cacahuètes salées.
Sans attendre, ils se précipitaient dans la pièce voisine où se trouvaient les flippers de toutes sortes.
— Je croyais trouver Vicky, dit Marjorie en ôtant son burnous.
— Il y a de la lumière, chez elle, annonça Pauline. Elle n’aime pas quand ce vent souffle avec tout ce sable. Ça l’impressionne.
Marjorie eut un petit sourire crispé. Son hypothèse se confirmait. Cette petite dinde essayait de s’amuser à ses dépens. S’amuser ? Certainement pas. Faire du mal, plutôt. La pousser dans un piège malveillant pour détruire cette stupide image de femme parfaite.
— Vous savez, lui dit Marino, je voudrais faire votre portrait… Ne vous a-t-on jamais dit que votre visage rayonne ? Je me demande si je pourrais traduire dans ma peinture tout ce que l’on soupçonne en vous de vie merveilleusement assumée.
— Oh ! gloussa Pauline Bosson, ce serait certainement un chef-d’œuvre.
Furieuse, Marjorie regardait les lumières du port qui venaient de s’allumer. Des dizaines de lumières pour un port trop grand, artificiellement créé dans les sables, lui aussi. On avait parlé d’éteindre une borne lumineuse sur deux, mais tout le monde s’était récrié, cela ferait sinistre, n’aurait plus aucune classe. Qui payerait lorsqu’il faudrait en passer par là ?
— Ne refusez pas, supplia Arturo. Ce sera mon chef-d’œuvre.
— Oui, acceptez, dit Pauline en écho.
Un gosse revint rafler dans sa paume sale toutes les cacahuètes des deux soucoupes, repartit vers les flippers qui cliquetaient férocement à côté.
— Je ne serais pas à l’aise, dit Marjorie. Déjà, je déteste me laisser photographier.
— Les séances de poses ne seront pas très longues, affirma Marino. Mais nombreuses, car je désespère de saisir vos expressions fugitives…
Elle avait envie de leur crier de cesser ce jeu. Ils allaient trop loin, comme la voix au téléphone. Et s’il s’agissait d’un complot collectif ? Marino n’avait peut-être rien à refuser à Vicky Lombard. Au Club House de tennis, Marjorie avait surpris de furtives caresses entre eux. Ne faisaient-ils pas de longues promenades à cheval dans les anciens marais ? Michel Lombard passait sa journée à Montpellier, faisant des recherches dans les bibliothèques, en dehors de ses cours. Il entassait une documentation pour un ouvrage très savant.
Pauline Bosson savait-elle quelque chose ? Marjorie lui avait prêté de l’argent pour démêler ses paperasses, trouver un avocat, la conduisant même à Montpellier dans sa voiture. Parfois, elle l’invitait à midi, lorsque Alexis n’était pas là, avec ses quatre gosses qui mettaient l’appartement en révolution. Mais elle savait que la reconnaissance était un sentiment qu’on ne pouvait longtemps manifester sans agacement. Cette femme lui paraissait parfois trop attentionnée, trop obséquieuse.