— Pas du tout, madame Brun… Je vois que vous vous tenez au courant de l’actualité criminelle…
— Uniquement parce que mon mari s’y trouve mêlé professionnellement.
— Cela vous inquiéterait-il, madame Brun ?
Qu’avait-il soupçonné dans le ton de sa voix qui lui permette de se montrer aussi direct ? Elle se raidit, essaya de contrôler son émotion.
— N’est-ce pas normal ?
— Pensez-vous que votre mari ait quelque chose à redouter de Hondry ?
— Que pourrait lui reprocher ce dernier ? Mon mari n’a fait que son travail d’expert psychiatre. Je n’ai jamais pensé qu’il puisse s’attirer la moindre animosité.
— Si vous avez suivi toute l’affaire, madame Brun, pensez-vous que la victime, Monique Rieux, a commis une imprudence en faisant de l’auto-stop ?
— Je ne me permettrais pas de juger…
— Oh ! ne vous formalisez pas. Je pose souvent cette question à mon entourage. Si l’une de vos filles usait occasionnellement de ce mode de transport, quelle serait votre réaction ?
— Nous n’avons pas d’enfants, monsieur le commissaire.
— J’oubliais. Veuillez m’excuser. Je voulais annoncer à votre mari que Jouillet vient d’être arrêté dans un petit hôtel de Marseille où il se cachait. Seul Hondry court encore, mais pas pour longtemps, je l’espère. Les journaux annonceront demain cette arrestation, mais d’ici là je vous demande, madame, de ne pas en parler. Sauf à votre mari, car je sais que cette information l’intéressera. Je vous prie de m’excuser. Mes hommages, madame.
Lorsqu’elle se rendit compte que le policier n’avait pas raccroché et qu’elle-même tardait à le faire, elle posa avec douceur le combiné sur son support. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait tout de suite ? Et le commissaire, qu’espérait-il ?
Elle faillit oublier qu’elle se préparait à sortir lorsqu’il avait appelé, réalisa qu’elle n’en avait jamais eu la moindre envie. Pourquoi cet appel au domicile qui laissait entendre que la police cherchait à joindre Alexis le plus rapidement possible ? Et dans quelle intention sinon celle de le mettre en garde contre Hondry ? Pourquoi avait-elle laissé passer l’occasion de lui faire part de ses propres inquiétudes ? Quelle compréhension attendre de ce policier inconnu même si sa voix était celle d’un homme tranquille ?
Non, jamais, elle ne pourrait avoir le courage d’avouer son début de complicité avec Hondry qui se cachait dans l’immensité de l’immeuble-pyramide, dans ce mausolée pour vivants. Faire le détail des paroles échangées, des provisions fournies. Comment expliquer qu’elle eût choisi d’attendre une occasion pour libérer sa conscience ? Qui aurait pu l’admettre avec indulgence ? Ses amis de L’Escale ? Pauline Bosson qui estimait qu’on ne faisait jamais en vain appel à son bon cœur ? Michel Lombard qui faisait mine d’être nerveusement déprimé parce qu’elle ne répondait pas à ses soupirs amoureux ? Arturo Marino qui voulait projeter sur une toile les sentiments nobles qu’il croyait découvrir en expressions fugitives sur son visage ? Personne ne pouvait expliquer son attitude dès le premier coup de fil anonyme, pas même elle.
Hondry appela alors que la nuit était déjà en place depuis une heure et que les lumières du port se reflétaient dans l’eau huileuse.
— Me revoilà, dit-il. Avouez que j’ai été fair-play en n’appelant pas durant quarante-huit heures.
— Comment avez-vous vécu ? murmura-t-elle en songeant au carton laissé chez les Rafaël.
— Je suis parti en voyage… Un petit voyage en pleine lumière… Un voyage dans la réalité…
— Pourquoi avez-vous abandonné ce carton de provisions chez des gens qui sont venus passer le week-end et l’ont découvert ?
— Ils ont failli me surprendre. Mais j’ai eu une intuition qui m’a permis de filer à temps. Malheureusement, j’ai dû abandonner le carton et, me méfiant des réactions, j’ai préféré quitter l’immeuble.
Il mentait. Elle était certaine qu’il mentait. L’obliger à le ravitailler, c’était la rendre complice alors qu’il n’avait certainement pas besoin de la nourriture qu’elle lui faisait parvenir. Il avait dû découvrir des réserves dans les divers appartements qu’il pouvait visiter. Elle ignorait comment il s’y introduisait.
— Mais, pour ce soir, je compte sur vous… Faites-moi parvenir un steak. Je me charge de le faire cuire.
— Et si l’odeur se répand dans les couloirs ? demanda-t-elle ironique.
— Comment ! Un immeuble aussi luxueux ne peut absolument pas sentir la friture ni le graillon, voyons. Les hottes aspirantes semblent très bien fonctionner.
Elle en doutait. Certains soirs d’été, l’odeur de poisson grillé envahissait les parties communes.
— Voulez-vous aussi des cigarettes ?
— J’ai tout ce qu’il me faut… Une bouteille de vin, du bourgogne de préférence. Mais, à la rigueur, un beaujolais de l’année…
Marjorie respira à fond et posa la question qui la hantait :
— Que nous voulez-vous, monsieur Hondry ?
Elle crut qu’il n’avait pas entendu ou qu’il avait raccroché.
— M’entendez-vous ?
— Qui vous dit que je suis Hondry ?
— Qui seriez-vous donc ?
— Peut-être un malade soigné par votre mari… Un malade qui lui reprocherait certaines méthodes… Je ne suis pas forcément un homme accusé de crime.
— Vous avez violé et tué une jeune fille qui n’était pas suspecte de chercher l’aventure.
— Qu’en savez-vous ? hurla-t-il. Que pouvez-vous dire d’une fille que vous ne connaissez pas ?
— Vous venez d’avouer, murmura-t-elle, la gorge contractée.
— Laissez-moi achever ! Que savez-vous également de votre mari ? De cet homme qui rentre le soir dans votre foyer avec le visage serein du bon docteur et du bon mari ? Un homme sur lequel vous vous appuyez sans réserve, un homme que vous jugez solide, sain d’esprit et de corps, et dont vous ne doutez jamais.
Dont elle n’avait jamais douté jusqu’à ce fameux repas à Aigues-Mortes. Mais depuis cette surprenante soirée, elle n’avait plus découvert la moindre raison de s’inquiéter.
— Un homme qui pendant dix heures vous est complètement inconnu. Il peut alors se révéler tout autre, torturer mentalement et physiquement les gens qui lui sont confiés.
— Croyez-vous qu’il pourrait donner le change depuis si longtemps ? répliqua-t-elle fiévreuse.
— Oh ! il est habile, subtil… Avez-vous entendu parler des électrochocs, par exemple ?
— Mon mari répugne à pratiquer cette méthode…
— Vous manquez d’informations, madame Brun… Il est des cas où il estime que l’électrochoc est nécessaire, comme d’autres traitements que je ne vous décrirai pas… Et les psychodrames, madame Brun ? Ceux qui transforment les malades en pauvres pantins en proie à leurs démons ?
— Si vous le haïssez, qu’attendez-vous ?
Nouveau silence. Non, pas exactement ; à l’autre bout du fil, elle entendait un bruit régulier. L’homme claquait légèrement des doigts, comme s’il marquait le tempo d’un air de danse. Mais ce n’était pas exactement ça. À bien écouter, on aurait pu également dire qu’il tapotait régulièrement sur une table avec une brosse à habits.
— J’attends, madame Brun, j’attends tout simplement. Au fait, n’oubliez pas le pain, tout à l’heure. Vous utiliserez l’ascenseur à 20 heures, juste pour déposer mon repas. C’est tout ce que je vous demande.