Elle planta ses ongles dans le tissu de la camisole, fut surprise de le trouver aussi épais. Mais elle dut enfoncer profondément dans les muscles du bras, les lacérer.
À cet instant, l’homme libéra sa gorge, arracha son masque.
— Non, pas toi…
Alexis souriait. Elle perçut une très forte odeur de whisky. Ce qui pouvait expliquer… Non, pas expliquer. Rien ne justifiait, ni ne lui ferait admettre cette sale comédie.
— Je ne veux pas ! hurla-t-elle.
— Jusqu’ici, tu te taisais, constata-t-il en poussant son avantage, et maintenant que tu sais que c’est moi tu te mets à crier ? Voilà qui est étrange, non ?
— Laisse-moi… Je ne veux pas…
— Je te croyais plus sensible à ce genre d’humour, dit-il en se penchant vers elle. Avoue que c’est vraiment extraordinaire, pourquoi ne pas profiter de la situation ?
Pour rien au monde elle n’aurait arraché son propre masque, aurait pensé mourir de honte.
— Tu n’apprécies pas ? Alors que depuis que je suis dans cette soirée je ne cherche qu’à te prouver combien je te désire encore…
— Tu désires l’Indienne que je représente…
— Et toi, tu étais sur le point de succomber aux charmes du bagnard évadé… Ne sommes-nous pas à égalité ?
Du fond de sa détresse, elle imagina la seule chose qui pouvait lui faire abandonner son ignoble intention.
— Nous sommes ridicules, murmura-t-elle.
Il fronça les sourcils, continua de presser son désir contre son bas-ventre.
— Si quelqu’un entre… Pourquoi ne pas attendre ? Chez nous ?
— Non, maintenant, ici…
— Tu seras seul, très seul, dit-elle, car je ne pourrai pas participer.
— Crois-tu ? demanda-t-il ironiquement. Je ne te croyais pas aussi chichiteuse.
— Retournons là-bas, proposa-t-elle en s’efforçant de montrer le plus grand calme.
Lui cacher aussi longtemps la blessure profonde qu’il venait de lui faire.
— Comme tu voudras, mais c’est dommage… Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi fantastique. N’était-ce pas surréaliste que cet amour entre un bagnard et une Indienne commençant par une tentative de viol et pouvant se terminer par la grande extase, la plus grande que nous ayons connue ?
Il reculait et elle se redressa. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, ses jambes se mirent à trembler et elle soutint son corps à la table des deux mains ne voulant pas trahir cette faiblesse.
— Comme tu voudras, dit-il.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans les salons, on les acclama. Ils étaient les seuls à porter encore un masque. Les affreux petits cochons prétendirent qu’ils avaient triché en quittant la salle.
Mais personne ne voulut écouter ces sales gosses. On les souleva pour les hisser sur une sorte de podium improvisé avec une table et une chaise servant de marche.
— Maintenant, vous pouvez ôter les masques, hurla le meneur de jeu. Non, attendez. L’Indienne arrachera celui de cet horrible forçat et ce dernier ôtera délicatement le loup de notre merveilleuse squaw.
Au premier rang, les yeux brillants d’une fausse joie où Marjorie, malgré son trouble, croyait voir des lueurs jaunes d’envie, l’ogre se révélait être Pauline Bosson, comme elle l’avait deviné. Dépitée aussi, Vicky la Tahitienne. Elle avait dû s’enduire de fond de teint. Mais Quasimodo son mari demeurait invisible.
— Petit printemps aux doigts de rose et au pied léger veut-elle bien découvrir l’horrible visage du bagnard ?
Marjorie se rendit compte que c’était à elle que s’adressaient les haut-parleurs. Elle tendit la main, suspendit son geste. Tenant son masque de pharaon sous le bras, Marco, le garçon du port, lui souriait en bas du podium.
— Je l’ai payé pour tenir ce rôle, murmura Alexis.
Dans la façon qu’elle eut d’arracher le masque d’assassin, le public ne vit qu’un geste de comédie dicté par le meneur de jeu alors qu’elle aurait souhaité lacérer le visage de son mari de ses ongles.
Lorsqu’on découvrit qu’il s’agissait du docteur Brun et de madame, ce fut du délire.
CHAPITRE XII
Lorsque la nuit vint et que de son living Sonia Breknov découvrit le Club House du port qui flamboyait comme un théâtre un soir de première, la pensée de se coucher loin de ce bal costumé, dans la solitude effrayante de l’immeuble, lui devint intolérable.
Sachant déjà quel costume elle allait revêtir, restait à élucider un point. Elle forma le numéro du Club House, demanda l’un des organisateurs de la soirée.
— Reste-t-il des billets d’entrée ?
— Bien entendu, madame Breknov.
— Mais combien cela me coûtera ?
— Cent francs, madame Breknov.
Comme elle soupirait bruyamment, l’organisateur ajouta d’une voix très aimable :
— Nous serons très flattés de votre présence, madame Breknov, et si vous décidez d’honorer notre soirée, il va de soi que tout le monde sera d’accord pour vous offrir cette entrée.
— J’accepte votre invitation, dit-elle en toute simplicité.
Dès lors, ce fut une course contre la montre et contre les nombreuses valises entassées dans les placards de son appartement. En quelques instants, elle créa un désordre invraisemblable, s’agita si bien que les serins commencèrent de siffler leur désapprobation.
— Mes pauvres chéris… Vous pensez que je deviens folle, mais je ne trouve pas cette perruque… Et le chapeau…
Lorsqu’elle fut habillée, elle se précipita devant sa coiffeuse, traça avec un crayon pour les yeux, noir, une moustache qu’elle dut effacer deux fois, regrettant de ne pas avoir un postiche.
Une inquiétude la prit.
— Et s’ils ne reconnaissaient pas le Grand Molière ? S’ils me prenaient pour d’Artagnan. Il faut que je situe le personnage…
Sur les grandes feuilles blanches, elle écrivit rapidement en lettres majuscules : le « Tartuffe », le « Malade imaginaire », « l’École des femmes »…, roula le tout de façon à laisser voir les titres de ces pièces.
Lorsqu’elle revint dans le living, les serins sifflèrent d’inquiétude.
— Mais c’est moi, votre maman, mes gros bêtas.
Ils continuaient de siffler et elle haussa les épaules.
— C’est une cabale… Celle des Dévots peut-être… Pauvre Jean-Baptiste…
Avant de sortir, elle jeta un long regard inquisiteur à son judas optique. Faiblement éclairé par une lampe disposée à l’angle d’une intersection, le couloir était désert.
Silencieusement, elle ouvrit sa porte, sortit, la referma avec précaution, se dirigea sur la pointe des pieds vers l’ascenseur le plus proche. Comme elle passait devant l’escalier, elle entendit un léger bruit, s’immobilisa. Quelqu’un descendait en évitant de faire du bruit. Deux secondes, elle hésita entre l’ascenseur tout proche et une retraite rapide vers son appartement. Mais la frayeur la paralysait et lorsqu’elle prit la décision de gagner l’ascenseur, elle frôla le mur de trop près. Son rouleau de manuscrits érafla le crépi et ce frottement produisit un bruit qui lui parut énorme.
La personne qui descendait dut être surprise. Elle jura à voix basse, fit un faux mouvement et laissa échapper un objet noir et carré qui ricocha sur les marches et atterrit aux pieds de Sonia Breknov. Elle baissa les yeux, reconnut l’objet comme étant un sac de plastique qu’on avait renforcé de carton. Ouvert, il s’en écoulait un saucisson sec, un morceau de pain, et aussi un liquide sombre que le pain commença de boire comme une éponge.