— Du vin, constata-t-elle naïvement.
Puis, soudain, elle comprit d’où provenaient ces provisions. Elle voulut hurler mais sa voix s’enroua.
— Au secours, murmura-t-elle, au secours… C’est Hondry, l’assassin… Il est là…
Craignant de ne pas arriver à temps à l’ascenseur, elle commit l’imprudence de commencer à descendre l’escalier.
— Je vous en prie, venez m’aider.
Sa voix s’éclaircissait. Dans un court instant, elle pourrait crier juste comme elle atteindrait le niveau inférieur où habitaient quelques personnes. Elle pourrait cogner à leur porte, hurler.
Mais l’inconnu se ruait dans l’escalier. Elle regarda vers le haut, aperçut une silhouette noire qui bondissait, franchissant plusieurs marches à la fois. Elle continua de clopiner à cause de sa jambe amoindrie par cette fracture du col du fémur. Elle surestima ses possibilités mais l’homme la rejoignit à moitié escalier et la poussa avec une force fantastique telle qu’elle tomba la tête en avant, effleurant à peine les marches de son corps. Sa tête éclata contre un bac en béton crépi contenant des plantes vertes sur le palier inférieur.
Le gardien de l’immeuble la découvrit en faisant sa ronde de minuit. Tout de suite, il constata qu’elle était morte, essaya en vain de téléphoner au médecin, aux autorités municipales. Il ne put également obtenir le Club House où la soirée costumée devait atteindre le maximum. Non sans une certaine joie mauvaise, il décida de se rendre là-bas pour jeter un peu d’eau glacée sur la surexcitation de ces gens un peu trop privilégiés à son goût.
Marjorie apprit tout de suite le drame et courut vers la pyramide. Lorsqu’elle arriva sur place, il y avait déjà des dizaines de personnes travesties. Elle crut que les pompiers étaient déjà là lorsqu’elle en aperçut un. Ce n’était qu’un directeur commercial déguisé de la sorte.
— Ne touchez à rien, lui cria-t-on lorsqu’elle s’agenouilla devant la pauvre Sonia.
La perruque grand siècle n’avait pas amorti le choc et c’était horrible de voir ces filets de sang qui sourdaient à travers les boucles poudrées depuis les oreilles et le crâne.
— Ne reste pas là, dit Alexis en la soulevant de terre.
Le seul docteur de la station, dans son habit de Triboulet, fit un rapide diagnostic.
— Il y a bien deux heures qu’elle est morte.
— Et personne n’a rien entendu.
— Tout le monde était à la soirée.
— Certainement pas… Mais cette pyramide est surtout habitée par des personnes âgées.
Marjorie ne comprenait pas cette moustache tracée au crayon au-dessus de la lèvre peinte de Sonia Breknov. Ce n’est que lorsqu’elle aperçut les faux manuscrits qu’elle sut que sa vieille amie avait voulu prendre l’apparence de Molière.
Trois gendarmes finirent par arriver et firent évacuer toutes les personnes étrangères à l’immeuble.
— Elle a dû glisser, expliquait le gardien. Il était déjà tard pour se rendre à cette soirée… Je ne savais pas qu’elle avait l’intention d’y assister…
En amont de l’escalier, un gendarme découvrit la trace noire des talons en cuir de Sonia Breknov.
— C’est ici qu’elle a dérapé, cria-t-il.
Alexis regardait sa femme. Se rendait-elle compte qu’elle secouait la tête, les yeux fixés sur le cadavre ? Il s’approcha d’elle, chuchota :
— Qu’as-tu ?
— Je ne crois pas qu’elle ait glissé.
— Mais pourquoi ?
Elle ne pouvait pas expliquer.
— Avez-vous quelque chose à déclarer ? leur demanda l’adjudant de gendarmerie en s’adressant à Alexis.
— C’était une vieille amie mais nous ignorions qu’elle devait assister au bal masqué.
Le gendarme regardait son habit de forçat, paraissait avoir envie de sourire.
— Vous pouvez rentrer chez vous… Le corps va être enlevé…
— Que va-t-on faire d’elle ?
— Nous allons la faire conduire à la morgue de Montpellier… Le parquet décidera si une autopsie doit avoir lieu.
— Viens, dit Alexis en entraînant sa femme.
Avant que l’on ne découvre le cadavre de Sonia Breknov, elle avait appréhendé cet instant du retour chez eux, se demandant si elle ne ferait pas mieux de solliciter l’hospitalité des Lombard. Mais, brusquement, ce qu’avait fait Alexis lui paraissaient sans importance eu égard à cette fin brutale de la vieille artiste.
Dans le living, Alexis lui apporta un armagnac, dès qu’il fut en robe de chambre.
— Bois, ça te fera du bien.
— Je suis certaine qu’on a voulu la tuer. Elle a dû le surprendre.
Il se servit un verre, but une gorgée, demanda seulement alors :
— De qui parles-tu ?
— D’Hondry… Je suis maintenant certaine qu’il a été surpris par Sonia Breknov.
— Tu devrais le dire aux gendarmes, dit-il. Mais que ferait-il dans l’immeuble ?
— Peut-être veut-il se venger de toi… Sonia Breknov pensait qu’il était là car elle se souvenait très bien que tu avais été l’un des experts psychiatres désignés. Elle avait fait part de ses inquiétudes au gardien qui va certainement en parler aux gendarmes.
— Je n’arrive pas à m’en persuader, dit Alexis, mais dans ces conditions mieux vaudrait alerter le commissaire Feraud qui s’occupe personnellement de cette affaire.
Il consulta sa montre, fit la grimace.
— Une heure un quart… Ce n’est pas le moment de l’appeler. Je le ferai demain matin. Maintenant, allons nous coucher.
Alors elle le regarda. Comment pouvait-il être si serein à la pensée qu’ils allaient partager le même lit après qu’il se soit comporté de façon aussi ignoble ?
— Je te laisse notre chambre, dit-il, je prendrai celle d’amis.
— Alexis, pourquoi ?
Il regarda le fond de son verre.
— Peut-être parce qu’un déguisement permet de libérer ce qui est d’ordinaire profondément enfermé en nous… C’est une explication… Dans les psychodrames, le travesti peut aider… Et sur scène, un acteur arrive à se dédoubler.
— Un mauvais acteur, murmura-t-elle.
— Je me sentais brutal, débarrassé de mon acquis de culture, de vie sociale. Tu étais une Indienne bougrement attirante avec ces franges qui battaient tes cuisses… Autour de moi c’étaient caresses furtives, paroles salaces… Ils me faisaient pitié, ces pauvres cons qui n’osaient pas y aller carrément. J’ai pensé que je devais aller jusqu’au bout…
— Pourquoi avec moi ?
— Parce que tu es la seule femme que je désire…
Elle secoua la tête.
— Je ne le crois pas.
— Tu dois le croire, dit-il sèchement.
— Tu as cherché à me faire du mal, à me terroriser… Ou alors à tester ma fidélité.
— Ta résistance s’est accrue dès que tu as découvert que j’étais ce bagnard.
— Oui, c’est vrai, reconnut-elle franchement.
— Le travesti te troublait donc. Comme le tien m’excitait. C’est preuve que nous sommes aussi fragiles l’un que l’autre.
— J’ai cru que c’était Hondry, avoua-t-elle.
— Comme tu es imaginative… Mais tu y crois vraiment ! Cette pauvre Sonia Breknov arrivait à te faire partager ses fausses terreurs.
— Pourquoi te hait-il ?
Alexis soupira, regarda ailleurs.
— Me prends-tu pour une de tes malades ? demanda-t-elle.
— Fais une analyse lucide des faits qui t’ont amenée à supposer que cet homme hantait ta vie, et tu verras qu’il ne reste pas grand-chose si tu es honnête avec toi-même.