— Il y a les coups de téléphone, dit-elle.
— Tu as reçu des coups de téléphone ?
— Presque chaque jour. Il me demandait de lui fournir de la nourriture que je déposais chaque fois en des endroits différents.
Alexis ferma les yeux, s’assit ensuite en face d’elle et la regarda.
— Je t’en prie, je ne suis pas folle… J’ai fourni cette nourriture, du vin, du pain…
— N’as-tu jamais pensé qu’on te faisait une blague affreuse ?
— Si… Mais ensuite, j’ai réellement cru qu’il s’agissait de Hondry… Et Mme Breknov également.
— Le commissaire Feraud ordonnera une fouille complète de l’immeuble. Des dizaines de gendarmes, de policiers. Moralement, le supporteras-tu ? Il te faudra ensuite vivre normalement, affronter les sourires goguenards, les airs entendus. Femme de psychiatre, voilà qui n’arrangera rien. Mais nous pourrons quitter cet endroit, nous installer ailleurs. À la campagne…
— J’ai songé aux conséquences, très souvent.
— Tu as attendu ce soir pour m’en parler ?
— La mort de Sonia Breknov fait la différence entre mes doutes et les certitudes.
— N’as-tu jamais songé à enregistrer cette voix inconnue ? Il y a deux magnétophones, ici.
— Je n’y ai pas songé, murmura-t-elle.
— Le commissaire Feraud possède certainement des enregistrements de la voix de Hondry. Avant de s’engager dans une opération de fouille, il sera bien avisé de te les faire écouter.
— La voix est maquillée… J’ai même cru qu’il pouvait s’agir d’une femme, au début.
— Vicky ?
— Pauline Bosson également… Son admiration constante finit par me mettre mal à l’aise. Elle en fait trop et je me demande si, dans le fond, elle ne me déteste pas.
— Tu as trop fait pour elle, dit-il sentencieux.
— C’est Hondry, dit-elle, et cela prouve du moins une chose.
Il pencha la tête comme pour l’inviter à poursuivre.
— S’il a été capable de tuer une vieille femme trop curieuse mais inoffensive, c’est qu’il est réellement l’assassin de Monique Rieux.
— Voilà qui confirme mon expertise que le commissaire Feraud essayait de démolir. Il ne sera guère content de devoir admettre que Hondry a réellement des pulsions criminelles.
CHAPITRE XIII
Un air presque brûlant pénétrait dans le living par les portes-fenêtres largement ouvertes. La mer scintillait comme en plein été et Marjorie avait coupé le chauffage très tôt. Lorsque Maryse s’était présentée pour prendre son travail, elle l’avait renvoyée en lui promettant de lui régler quand même ses heures.
Le commissaire Feraud était arrivé vers 10 heures du matin. Il n’avait pas exigé que le docteur Brun soit présent, mais Alexis avait dit qu’il reviendrait le plus rapidement possible. Toutes sortes de véhicules s’étaient rangés en bas de la pyramide et des gendarmes, des gardes mobiles et des policiers en civil fouillaient chaque appartement. Chaque fois qu’un niveau avait été visité, un inspecteur venait en prévenir le commissaire principal.
— Nous avons la preuve que Mme Breknov a été volontairement poussée dans le dos, lui annonça le policier presque tout de suite. Elle portait un habit de théâtre assez étroit et pour éviter d’être irritée avait talqué l’intérieur du vêtement à hauteur des épaules. De plus, elle transpirait au moment de son accident… Frayeur ? Énervement ? Ou encore cet habit trop ajusté ? On a relevé nettement sur son épaule gauche l’empreinte d’une main d’homme lorsqu’on l’a dénudée à la morgue. De plus, au cours de sa chute, elle aurait dû rebondir de marche en marche, laissant des traces de sang ou de matière cervicale. Or, il semble qu’elle ait en quelque sorte plané jusqu’à ce que sa tête éclate contre le bac de plantes vertes.
Muette, s’efforçant de ne pas céder à l’impact atroce des images que Feraud évoquait, elle l’écoutait avec attention.
— Personne ne l’a entendue crier. Les gens du niveau inférieur regardaient un film assez bruyant à la télévision. Ils ont l’habitude de monter le son car le mari est sourd comme un pot. Saviez-vous qu’elle était décidée à assister à ce bal masqué ?
Marjorie secoua la tête.
— Il semble qu’elle se soit décidée tardivement car elle a téléphoné aux organisateurs qui l’ont assurée de la gratuité de l’entrée pour elle.
Dans sa poche, il prit une petite boîte en plastique, l’ouvrit délicatement.
— On a retrouvé du verre au départ de l’escalier… Des traces de vin et des miettes de pain… Le vin semble être un bon cru… Bourgogne certainement.
Elle ne réagissait pas. Les policiers découvriraient bien d’autres choses. Le concierge se souviendrait des Rafaël et de leur indignation de la semaine précédente. On les interrogerait à Toulouse et ils parleraient du carton de provisions sur lequel figurait son adresse. Il enveloppait un envoi de livres club vendus par correspondance. Mais toutes ces découvertes ne prouveraient pas son début de complicité et, le matin même, avec Alexis, ils avaient mis au point les réponses qu’elle devrait donner pour éviter d’être inculpée pour assistance à malfaiteur.
— Mais s’ils arrêtent Hondry, il m’accusera, dit Marjorie.
— Si tu nies, on pensera qu’il ment… Ce ne sera pas la première fois qu’il sera pris en flagrant délit de mensonge.
Feraud fit quelques pas, plaça la petite boîte sous son nez.
— Voici ces éclats de verre. L’homme portait certainement une bouteille et du pain qu’il a laissés choir. Nous faisons faire une enquête dans tous les commerces ouverts l’hiver dans la station. Passe encore pour la bouteille, mais le pain était normal. Pas de pain sous cellophane qui se conserve des semaines. Au besoin, nous ferons une analyse comparative avec les pains que l’on trouve en vente dans le coin.
Elle prit son paquet de cigarettes, en alluma une très lentement, regarda le port et la mer.
Bientôt, le plein midi à la torpeur déjà estivale.
— Vous m’avez dit que Mme Breknov avait retrouvé des cendres de cigare dans son corridor ?
— C’est exact… Et, le soir où elle avait surpris une silhouette, elle avait respiré une odeur de fumée de tabac.
— Comment en était-elle arrivée à soupçonner la présence de Hondry ?… Pourquoi était-elle fixée sur ce nom ?
Marjorie lui parla du goût de la vieille actrice pour le fait divers, des journaux quotidiens, hebdomadaires et des revues spécialisées dans le sensationnel qu’elle achetait.
— Ce qui l’avait frappée c’est que mon mari, expert psychiatre, habite précisément cet immeuble. Elle croyait pouvoir affirmer qu’Alexis… mon mari, avait dû se montrer très sévère avec Hondry… Elle le jugeait sur les apparences, estimait que c’était un homme d’ordre et de savoir, incapable d’indulgence coupable.
Elle marqua un léger arrêt. Un voilier tirait des bords dans le port et elle reconnut la manière hardie de Marco de s’approcher ainsi des autres bateaux, à les frôler, avant de changer d’amures. Alexis ne lui avait pas expliqué pourquoi il avait payé le jeune garçon pour qu’il endosse le déguisement de pharaon. Son intention première était-elle de gagner à tout prix les huit jours aux Baléares ?
— Elle faisait donc son enquête, intervint patiemment Feraud.
— C’était une vieille femme qui se laissait impressionner par ce flot de fausses informations sur la criminalité, la drogue, les jeunes, l’indulgence de la justice, la liberté sexuelle… Bref, elle couvait une peur latente. Oui, c’est cela. La peur était chez elle à l’état endémique comme la peste dans certains pays.