— Voilà Vicky, dit Pauline.
Jamais elle n’osait l’appeler ainsi en sa présence, mais ne s’en privait pas en son absence. La jeune femme portait un manteau en peau retournée, paraissait frileuse.
— Un temps horrible, ce sable qui vous cingle le visage. Si l’on restait immobile plusieurs heures, il finirait par nous décharner.
— Demain, il fera beau, promis le peintre.
Marjorie cherchait le regard de la jeune femme. Naïvement, elle s’imaginait y trouver sinon un aveu du moins une certaine gêne. Mais Vicky dissimulait ses yeux sous ses paupières mi-closes trop fardées. Du bout de ses ongles, elle cueillit un grain de sable dans ses cils recourbés, le rejeta avec horreur.
— Ringo, un scotch… J’en ai bien besoin.
— Des émotions ? lui demanda Marjorie.
Vicky haussa les épaules.
— J’ai dû chercher mon chien une partie de l’après-midi dans les couloirs. Quel crétin ! Sans son maître, il refuse de rester à la maison.
Marjorie faillit dire combien elle comprenait l’animal. Il lui était arrivé de passer des heures creuses et ennuyeuses auprès de cette petite sotte qui ne s’intéressait pas à grand-chose.
Sinon à elle-même, à sa garde-robe et aux potins de la station.
Plusieurs personnes entrèrent dans le bar. On se salua gaiement, on se fit des bises, on se secoua longuement les mains mais on se sépara rapidement. Les nouveaux venus n’étaient pas des permanents mais venaient passer un week-end prolongé. On ne frayait pas tellement avec ces gens qui, en deux trois jours, chambardaient les habitudes des résidents et essayaient d’introduire un air de plein été.
— Vous avez vu Cecilia Khopper… Elle est blonde, maintenant. Ça ne lui va pas du tout.
Marjorie ne se retourna même pas.
— Des Lyonnais, tous… Ils ne sont pas gâtés par le temps, dit Vicky à la fois satisfaite et inquiète car ces intrus se demanderaient bien pourquoi ils s’obstinaient à vivre toute l’année dans un pareil endroit.
— Vous avez remarqué que le beau temps n’est là que lorsque nous sommes entre nous ? constata Pauline.
Pour une fois qu’elle disait quelque chose d’assez vrai, elle fit un four. Seule Marjorie lui sourit pour l’approuver.
— Alexis rentre tard ? demanda Vicky.
— Certainement… Et Michel ?
— Oh ! il doit être arrivé mais lui ne ressortira pas. Il doit être en train de comptabiliser sa récolte d’aujourd’hui. Ce n’est pas un mari mais une abeille qui, chaque soir, apporte un beau paquet de miel, le dépose sur une étagère et le considère d’un air extasié. La nuit, il se relève pour opérer quelques classements. Autrefois, je croyais qu’il allait me faire l’amour, mais pensez-vous !
Pauline gloussa et Arturo Marino changea de couleur. Son visage olivâtre devint plus sombre encore et il bourra sa pipe d’un doigt fébrile. Était-il jaloux de ce rêveur de Michel ? Hum, pas si rêveur puisqu’il était capable de faire une cour assidue à une autre femme, Marjorie le savait fort bien.
— Vous avez choisi votre déguisement ? demanda Pauline à Marjorie.
— Déguisement, ricana Vicky. Nous ne sommes plus des enfants. Il s’agit plutôt de costumes.
Sans paraître piquée par cette mise au point, Pauline Bosson raconta que ses chers petits voulaient se déguiser en nains mais cherchaient une Blanche-Neige.
— Habillez-les en petits démons avec des fourches, dit Vicky qui n’avait jamais été aussi féroce. Ils piqueront le derrière de tous les danseurs et ce sera rigolo.
— Oh, non ! s’offusqua la brave femme, je ne ferai jamais une chose pareille. Ma chère Marjo, avez-vous trouvé une idée ?
— Je n’y ai pas encore songé.
— Moi, je veux des voiles, dit Vicky, transparents. J’ai envie de quelque chose de vaporeux. Du moins pour le haut du corps. Après tout, j’ai de jolis seins, n’est-ce pas ?
— Parfaits, dit Marino.
— Pourquoi les montrerais-je seulement l’été ? Je crois qu’il y aura pas mal de monde dans la salle du Club House… Ce sera parfait. On aurait pu faire un feu d’artifice sur le port.
Est-ce que son mari se déguiserait ? Marjorie l’imagine en Diafoirus et réprima un sourire. Cet habit aurait mieux convenu à son mari, mais ce dernier, comme toujours, se déguiserait en Napoléon d’asile psychiatrique, avec un entonnoir sur la tête en guise de bicorne. Chaque année, il faisait un succès avec. On trouvait d’un humour parfait de ne pas prendre au sérieux son métier de psychiatre.
— Ringo, apportez-nous quelque chose à grignoter…
— Je n’ai pas grand-chose… Des olives farcies, des moules à l’escabèche.
— Parfait… Et renouvelez ces consommations.
Les quatre affreux, malgré le vacarme des flippers, avaient tout entendu et rappliquèrent. Marjorie se demandait si Pauline ne comptait pas sur cette nourriture gratuite pour économiser sur ses dîners.
— Mon Dieu, j’aurais dû prendre la voiture, murmura Vicky au moment de mettre le nez dehors. Je ne supporte pas ce sable dans le visage et les cheveux.
— Vous n’habitez pas si loin, répondit Pauline Bosson. Je vais vous raccompagner.
— Ce n’est pas la peine, Arturo prend le même chemin que moi.
Pauline comprit parfaitement et partit avec Marjorie. Peut-être espérait-elle vaguement une invitation de dernier moment.
— Vous êtes seule, ce soir ?
— Je ne sais pas, répondit prudemment Marjorie qui ne comptait nullement la faire monter chez elle avec sa horde.
— Vous savez que votre pyramide est la moins habitée, l’hiver ? Combien y a-t-il d’appartements ouverts ? Et pour la plupart, ce sont de vieilles personnes qui ne sortent pas souvent.
— Auriez-vous peur à ma place ? demanda Marjorie soudain frappée par cette réflexion.
— Oh ! je ne dis pas ça, mais tout de même…
Marjorie la quitta assez brusquement, se demandant si la grosse Bosson n’était pas chargée de l’inquiéter… Cette blague finirait par devenir odieuse.
En enfonçant sa clé dans la serrure de sa porte, elle baissa machinalement les yeux et vit les gouttes de liquide sombre. Sans même avoir besoin de le vérifier, elle sut que c’étaient des gouttes de sang.
CHAPITRE II
Sa première pensée fut de rentrer chez elle pour prendre une éponge et essuyer ces gouttes suspectes avant le retour de son mari. Qu’il ignore tout de cette farce grotesque qui devenait vraiment insupportable. Laissant la porte ouverte, elle se précipita dans la cuisine. Au même instant, le téléphone retentit. Elle prit quand même l’éponge, alla faire disparaître toute trace devant sa porte et la repoussa. La sonnerie se répétait régulièrement sans paraître vouloir cesser.
Ce fut avec une sorte de violence qu’elle arracha le combiné à son support.
— J’écoute, dit-elle.
— Vous avez regardé devant votre porte ? demanda la voix lointaine.
— Ainsi, c’est encore vous ? Il ne vous suffit pas de m’importuner avec cette imbécillité, il faut aussi que vous répandiez un liquide rouge ressemblant à du sang, à moins que ce ne soit celui d’un lapin…
— Non, madame Brun… Je suis allé devant le 153, j’ai défait mon garrot et vous avez vu le résultat.
Elle revoyait Vicky et Arturo Marino s’éloignant dans la tempête de sable, disparaissant vite aux regards. En compagnie de Pauline et de ses gosses, elle avait marché lentement, leur laissant peut-être le temps de pénétrer dans sa pyramide, de laisser tomber quelques gouttes d’un liquide rouge…
— Pourquoi persistez-vous alors que je vous ai percé à jour ? Qu’attendez-vous de moi, que je tombe dans le panneau et vous apporte un panier de victuailles et une trousse de secours ? Vous feriez mieux de laisser tomber. Cette histoire est désagréable au possible et les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.