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À peine avait-elle raccroché qu’on rappelait.

— Ce n’est pas une plaisanterie.

— En voilà assez ! Mon mari va arriver et je ne tiens pas à ce qu’il soit mis au courant de cette stupidité… Il réagirait beaucoup plus brutalement que moi.

— Vous êtes mariée, madame Brun ?

— Je vous en prie, fit-elle à deux doigts de se mettre à hurler.

— Des enfants ?

— Non… Vous êtes satisfaits ?

— Je suis jeune, madame Brun… J’ai besoin qu’on m’aide… Je vous en prie. Il vous suffit de déposer ce que je vous demandais avant votre long silence, dans le couloir du niveau supérieur… Cela ne vous prendra que quelques instants.

— Mon mari arrive, inutile d’insister.

Elle raccrocha, resta immobile, en attente.

Au bout d’une minute, elle se rendit compte que, retenant sa respiration, elle étouffait et haleta durant un bon moment.

— C’est complètement fou, dit-elle à voix basse.

Sans même s’en rendre compte, elle brancha la télévision, pénétra dans la cuisine pour boire un verre d’eau glacée. Mais ce n’était pas suffisant et elle se servit un scotch avec de la glace, le but avec beaucoup de plaisir.

Puis elle prépara un plateau pour son mari. Il aimait dîner devant la télé lorsqu’il rentrait assez tôt pour le faire. Pendant une heure, il restait silencieux, spectateur en apparence du programme, mais elle savait qu’il se décontractait, faisait le vide pour redevenir un homme normal capable de parler avec elle, de rire sans penser à sa journée de médecin psychiatre.

Lorsqu’il arriva vers 21 heures, il lui parut plus fatigué que d’habitude. Il passa sa main dans ses cheveux puis la secoua des grains de sable qu’il avait recueillis sur son crâne. Elle lui apporta son scotch qu’il but debout, d’un trait, l’aida à se défaire de son pardessus léger, de ses chaussures. Puis elle lui apporta son plateau, alla chercher le sien, regarda la fin de « La tête et les jambes » sans même y faire attention.

Ce soir-là, Alexis récupéra plus vite que d’habitude et lui sourit à la fin de l’émission.

— C’est idiot, dit-il. Dramatiser ainsi un jeu c’est rejoindre la vie moderne. En aucun cas, cela ne peut détendre les gens fatigués par une longue journée de travail. Sur l’autoroute, le sable crépitait contre la carrosserie et le pare-brise de façon effrayante. C’est la deuxième tempête de cet hiver, non ?

— Oui. Veux-tu boire un peu de rosé ?

— S’il est frais, bien sûr.

Elle aimait ce visage marqué de rides, ces cheveux qui commençaient à grisonner sur les tempes. Il n’avait que trente-cinq ans mais toujours sa face, son corps avaient marqué une grande maturité. Dans vingt ans, elle pensait qu’il serait le même homme. Elle ne savait pas si ses malades l’aimaient mais en avait la certitude.

— Pour dimanche, la sortie de voile est bien compromise, dit-il, à moins que le vent ne faiblisse un peu. Bonne journée ?

— Oh, la routine, dit-elle naturellement, le regrettant aussitôt.

Maintenant, il lui était difficile de parler de ces coups de fil stupides. Lorsque Alexis était là, l’appartement se transformait vraiment en chez soi. Le reste demeurait à la porte.

— Tu es sortie ?

— Juste boire deux portos à L’Escale

— Il y avait Michel ?

— Non, mais tous les autres. Arturo veut faire mon portrait.

Les lèvres un peu violettes d’Alexis se détendirent.

— Portrait ou un nu ?

— Ça ne me plairait pas. Juste le portrait, mais je vais essayer de me défiler… Je n’aimerais pas être seule en tête à tête avec lui.

— Peur qu’il te viole ?

— Non, mais je suis gênée lorsque je reste seule avec lui… Je sais que l’amitié est faite surtout des silences qui s’installent mais avec lui ce n’est pas ainsi. Je trouve son mutisme lourd, comme s’il ne parvenait pas à traduire quelque chose d’important.

— La solitude de l’artiste… Du peintre, surtout, qui ne peut communiquer que par des images…

Puis il secoua la tête.

— Allons bon, je deviens professionnel… ou professoral… Donc, pas de Michel, ce soir ?

Pourquoi insistait-il sur le professeur ? Avait-il remarqué, lors du dernier bal, que Michel Lombard la serrait de près ? Il y avait eu aussi d’autres tentatives maladroites du mari de Vicky. Dans des circonstances que Marjorie s’était dépêchée d’oublier.

— Mais elle était là, dit-elle. Surtout préoccupée du bal costumé du club nautique. Tu as de la veine, car elle compte se parer de voiles transparents qui laisseront deviner sa poitrine.

— Elle a de jolis seins.

— Et le sait… Veux-tu un fruit ?

— Un yaourt.

Il y mettait beaucoup de sucre. De même, il sucrait abondamment son café.

— Et toi, qu’as-tu choisi ?

— Je ne sais pas, ça m’agace un peu… Je trouve ça futile, enfantin.

— Il faut se distraire, et nous avons des amis charmants, non ?

Marjorie, qui allumait une cigarette, ne répondit pas et il se tourna vers elle.

— Tu n’approuves pas ?

— Je me demande si ce sont vraiment des amis.

— As-tu quelque chose à leur reprocher ?

Elle finit par secouer la tête, prit le plateau sur les genoux de son mari et l’emporta jusqu’à la cuisine. Elle lui prépara une tasse de café, lui apporta le sucrier dans lequel il plongea la main.

— Tu devrais te déguiser en mousquetaire… Pour tromper tout le monde.

En riant, elle alla chercher la bouteille de fine champagne et la déposa près du fauteuil de son mari.

— Pourquoi pas ?

— Ce n’est pas très original. Vas-tu reprendre ton costume de Napoléon d’asile ?

— Je ne sais pas… Ce ferait bien la troisième fois et il faut savoir mettre un terme aux meilleures plaisanteries.

Elle crut se souvenir de quelque chose, mais oublia.

— Pourquoi pas en cheval ? dit-il. À nous deux, ça serait drôle.

— Pas pour danser.

— C’est vrai… Alors, je serai corsaire, torse nu… Sais-tu pourquoi ? Pour sentir sur mes pectoraux puissants les pointes érotiques des seins de Vicky. Ce sera très excitant, je suppose. Si elle raconte partout son intention, tous les mâles de la station risquent de faire la même chose. Et Michel Lombard, que choisit-il, lui ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Il n’était pas présent, ce soir…

Le téléphone lui coupa la parole. À la troisième sonnerie, voyant qu’elle ne bougeait pas, Alexis fit mine de quitter son fauteuil.

— Non, j’y vais, fit-elle, affolée.

Si c’était encore cette blague stupide qui continuait, elle ignorait ce qu’elle ferait. Mais la voix aiguë de Vicky lui vrilla l’oreille.

— Marjo ? Je ne dérange pas ?

— Non, pas du tout.

— Pas d’ébats sur la moquette lorsque le maître retourne à son foyer ?

Un jour qu’il avait bu un peu trop, Alexis avait déclaré qu’il aimait faire l’amour sur la moquette et cette sotte ne l’avait pas oublié.

— Rien de cassé ?

— Non… Michel n’est pas chez vous ?

— Il est sorti ?

— On s’est un peu chamaillé et il est sorti…

— Peut-être est-il à L’Escale… La fermeture n’est qu’à 22 heures.