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— Ça va faire une belle journée, vous savez… Demain, vous pourrez aller tirer quelques bords.

— Vous croyez ?

En s’approchant, elle vit qu’il mangeait des moules crues avec des tartines de pain beurrées.

— Vous en voulez ?

Il lui en ouvrit quelques-unes, lui tendit une tranche de pain avec une épaisse couche de beurre.

— Vous direz au docteur que j’ai vérifié le diesel pas plus tard que ce matin. Il tourne rond et les batteries ont la pleine charge.

— Le plein est fait ?

— Ouais, au fuel domestique. Faut en profiter tant qu’il n’y a pas de contrôle, mais c’est râpé pour cet été.

Soudain, elle réalisa que des gens comme Marco, Maryse et quelques autres, travaillaient pour les propriétaires de la station balnéaire mais n’y habitaient pas. Il n’y avait que des gens aisés dans les appartements, avec le même niveau de vie, ce qui ne facilitait pas une quelconque prise de conscience. On pouvait se sentir protégé des problèmes qui agitaient le pays, mais l’était-on vraiment ? Il suffisait qu’un évadé de prison, un criminel, de surcroît, se cache dans l’un de ces monuments de luxe pour que tout soit remis en question.

— Vous savez que Lombard, le prof, il a couché dans son bateau, cette nuit ? Je l’ai aperçu de bonne heure qui passait la tête hors de la cabine pour regarder autour de lui comme s’il craignait d’être vu. Puis il a filé en vitesse, avec son chien !

— Pour rentrer chez lui ?

— J’en sais rien. Il s’est dirigé vers votre immeuble et puis je l’ai perdu des yeux.

Il haussa les épaules.

— Ce que je vous en dis, hein ? Dans le fond, ça ne nous regarde pas.

— Vous avez raison, Marco.

Elle rentra chez elle, prépara une sorte de salade niçoise qu’elle emporta sur la terrasse.

Ensuite, elle se fit bronzer au soleil, sombra dans une somnolence que le téléphone déchira brutalement.

— J’en ai assez !

À la septième sonnerie, elle comprit que l’homme n’abandonnerait pas et pensa que ses voisins allaient finir par trouver bizarre ce téléphone qui ne cessait de sonner. Énervée, elle alla décrocher, faillit crier avec colère lorsqu’elle reconnut la voix de la vieille Mme Breknov qui habitait trois niveaux au-dessus.

— Chère petite madame Brun, dit l’ancienne actrice avec l’accent d’Elvire Popesco, je me trouve si navrée de vous déranger de la sorte…

— Aucune importance, madame Breknov… Vous avez besoin de quelque chose ?

L’année dernière, la vieille dame avait fait une mauvaise chute, s’était cassé le col du fémur. Marjorie s’était occupée d’elle, l’avait fait admettre dans une clinique, lui avait rendu visite tous les deux jours, lui apportant des pâtes de coing dont elle se gavait à longueur de journée, avait soigné ses poissons rouges et ses serins durant des semaines. Ensuite, il avait fallu la placer en maison de rééducation, mais depuis, elle n’était plus aussi alerte.

— Je voudrais vous voir, chuchota la vieille dame qui faisait mystère de tout. Pouvez-vous monter un instant ?

— Mais bien sûr, j’arrive.

Tout en gravissant les escaliers, elle pensa qu’il s’agissait certainement de lui proposer un costume pour le bal masqué. La vieille dame possédait des malles pleines de robes extraordinaires. L’an dernier, Marjorie avait obtenu un succès flatteur en impératrice rouge style Marlène Dietrich, avec bottes, tunique à double rangs de brandebourgs et toque de fausse hermine superbe. Elle passerait un bon moment à fouiller dans les trésors vestimentaires de l’actrice à la retraite. Sonia Breknov n’avait jamais atteint une grande notoriété, jouant souvent dans des tournées minables. Deux ou trois fois, elle avait figuré dans des spectacles parisiens. Personne ne savait quels étaient ses revenus.

Marjorie se sentit observée dans le judas optique puis la porte s’entrouvrit pour une ultime vérification.

— Un petit moment, très chère amie.

Le temps de refermer et de dégager l’arrêt de porte et Marjorie put entrer dans l’appartement. Ce dernier se trouvant en angle de la pyramide, il avait fallu un gros effort d’imagination pour le meubler. Sonia Breknov avait opté pour la multiplicité des divans et des coussins, des tables basses. Mais depuis la fracture de son col du fémur, elle ne s’asseyait plus que dans un fauteuil d’osier. Les serins accueillirent la jeune femme de quelques trilles.

— Ils vous reconnaissent, les bijoux chéris.

Quatre-vingt-six ans et un visage encore lisse, plâtré de fond de teint bien sûr, les yeux lourds de mascara mais vivants et alertes.

— Je suis si contente de vous voir… Vous êtes la personne que j’aime le plus dans ce terrible endroit.

Elle roulait exagérément les « r ». Elle avait failli être la doublure d’Elvire Popesco, s’était entraînée durant des semaines à imiter son accent et n’avait plus jamais essayé de s’en défaire. Sur une table basse, le samovar laissait parfois échapper un petit nuage de vapeur.

— Ma chère amie, ce qui m’arrive est terrible, vous savez… Terrible… Mais comme j’ai peur que l’on ne me prenne pour une vieille folle, j’ai voulu vous demander conseil…

Sonia Breknov n’utilisait que du thé soluble, ce qui était plus facile avec le samovar. Marjorie éprouvait une joie enfantine à tourner le petit robinet d’eau bouillante.

— Mon petit, il y a un homme qui se cache dans cette trop grande construction.

Comme elle avait tourné vers la vieille dame une tête surprise, elle oublia le robinet, reçut l’eau brûlante sur les doigts, poussa un cri, lâcha la tasse de fine porcelaine qui se brisa sur la table en laque. Elle eut quand même le réflexe de refermer le petit robinet de cuivre.

— Je suis désolée…

— C’est à moi de l’être… Je n’aurais pas dû vous dire cette chose aussi brutalement… Je suis impardonnable.

Marjorie, qui connaissait les lieux, alla passer ses doigts sous l’eau froide du robinet de la cuisine, rapporta une éponge, une pelle et une balayette, remit rapidement de l’ordre en faisant disparaître les traces de sa maladresse.

— Comme vous êtes sensible, murmura Sonia Breknov. Mais je ne voulais pas vous effrayer.

— Je suis un peu nerveuse, en ce moment, dit Marjorie.

Elle apporta une tasse de thé à la vieille actrice, en prit une également.

— Donnez-nous la vodka, nous en avons besoin, et dans le thé c’est excellent.

D’une main encore ferme, Sonia s’en versa une bonne rasade, en servit également une ration généreuse à Marjorie.

— Je vais être pompette, déclara celle-ci.

— La vodka n’a jamais fait de mal à personne.

— Vous disiez qu’un homme se cache dans l’immeuble ?

— Je l’ai vu deux fois… Grâce à mon judas…

— Vous ne confondez pas avec un voisin ?

La Breknov prit l’air de celles qu’une longue expérience due à un grand âge et à une profession hors du commun ont habituées depuis toujours à toutes les formes de scepticisme.

— Un homme qui se déplace comme un voleur sur la pointe des pieds, un homme jeune alors qu’il n’y a que des vieux dans ces hauteurs ? Vous savez que j’ai encore une excellente vue ?

— Mais son visage, avez-vous pu le découvrir ?

— Non, parce qu’il portait un foulard noué pour le cacher.

Retenant son sourire, Marjorie but une gorgée du mélange corsé contenu dans sa tasse. Mais, peu après, elle se sentit beaucoup mieux et presque euphorique.

— Par deux fois, il a rôdé dans le couloir à l’affût d’un mauvais coup.