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— Merde, regarde-toi, on dirait une loque. Tu ne fais plus rien. Tu ne travailles plus. Ta vie se résume à fumer, boire et dormir. Votre appartement s’est transformé en sanctuaire. Je n’en peux plus de te voir tous les jours t’enfoncer un peu plus.

— Personne ne peut comprendre.

— Bien sûr que si, tout le monde comprend ce que tu endures. Mais ce n’est pas une raison pour t’éteindre. Ça fait un an qu’ils sont partis, il est temps de vivre. Bats-toi, fais-le pour Colin et Clara.

— Je ne sais pas me battre, et de toute façon, je n’en ai pas envie.

— Laisse-moi t’aider.

Incapable d’en supporter davantage, je me bouchai les oreilles et fermai les yeux. Félix me prit dans ses bras et me força à m’asseoir. J’avais encore droit à un de ses câlins étouffants. Je n’avais jamais compris le besoin qu’il avait de m’écraser contre lui.

— Pourquoi tu ne sortirais pas avec moi, ce soir ? demanda-t-il.

— Tu n’as rien compris, lui répondis-je en me serrant contre lui malgré moi.

— Sors de chez toi, rencontre du monde. Tu ne peux plus rester recluse. Viens aux Gens avec moi, demain.

— Je m’en moque, des Gens !

— Dans ce cas, partons en vacances tous les deux. Je peux fermer. Le quartier peut se passer de notre café littéraire quelques semaines.

— Je n’ai pas envie de vacances.

— Je suis sûr du contraire. On va bien rire, tous les deux, je vais m’occuper de toi vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est ce qu’il te faut pour te remettre sur pied.

Il ne vit pas mes yeux sortir de leurs orbites à l’idée de l’avoir sur le dos en permanence.

— Écoute, laisse-moi réfléchir, lui dis-je pour le calmer.

— Promis ?

— Oui, je veux aller dormir maintenant, va-t’en.

Il claqua un baiser sonore sur ma joue avant de sortir son téléphone de sa poche. Il fit défiler son impressionnant carnet d’adresses avant d’appeler un Steven, un Fred ou encore un Alex. Tout excité par la perspective de sa soirée de débauche, il me lâcha enfin. Debout, j’allumai une cigarette avant de prendre la direction de la porte d’entrée. Il abandonna son interlocuteur le temps de m’embrasser une dernière fois et de me glisser à l’oreille « à demain, mais ne compte pas sur moi trop tôt, ça va envoyer du lourd, ce soir ». En guise de réponse, je levai les yeux au ciel. Les Gens n’ouvriraient pas encore à l’heure demain matin.

Félix m’avait épuisée. Dieu sait que je l’aimais, mais je n’en pouvais plus.

Dans mon lit, je ressassais ses paroles. Il semblait déterminer à me faire réagir. Je devais à tout prix trouver une solution pour lui échapper. Quand il avait ce genre d’idée, rien ne pouvait l’arrêter. Il voulait que j’aille mieux, moi pas. Que pouvais-je inventer ?

2

Bientôt une semaine qu’il avait lancé le projet « Sortons Diane de sa dépression ». Un déluge de suggestions plus farfelues les unes que les autres s’était déjà abattu sur moi. Le point culminant avait été atteint lorsque Félix avait déposé des brochures d’agences de voyage sur la table basse. Je savais pertinemment ce qu’il préparait, un voyage au soleil avec tout ce que cela comporte. Un club de touristes, des transats, des palmiers, des cocktails à base de rhum frelaté, des corps bronzés et luisants, des cours d’aquagym pour reluquer le G.O., le rêve pour Félix et le cauchemar pour moi. Tous ces vacanciers tassés les uns contre les autres sur une minuscule plage, ou en train de se battre en tenue de soirée devant le buffet, horrifiés à l’idée que le voisin ronfleur ne vole la dernière saucisse, ces gens heureux d’avoir été enfermés une dizaine d’heures dans une carlingue avec des gamins braillards autour d’eux, tout ça me donnait envie de vomir.

Voilà pourquoi je tournais en rond, fumais au point d’avoir la gorge en feu. Le sommeil ne me servait plus de refuge, il était envahi par Félix en maillot de bain me forçant à danser la salsa en boîte de nuit. Il ne lâcherait pas l’affaire tant que je ne céderais pas. Je devais réussir à m’échapper, lui couper l’herbe sous le pied, le rassurer tout en me débarrassant de lui. Rester chez moi était exclu. Partir, quitter définitivement Paris, c’était finalement la solution. Trouver un coin perdu où il ne me suivrait pas.

Une excursion dans le monde des vivants devenait inévitable, mes placards et mon frigo étaient désespérément vides. Je n’y trouvai que des paquets de biscuits périmés — les goûters de Clara — et les bières de Colin. J’en pris une, la tournai dans tous les sens avant de me décider à la décapsuler. Je la sentis comme j’aurais respiré les effluves d’un grand cru. J’en bus une gorgée, et les souvenirs affluèrent.

Notre premier baiser avait eu un goût de bière. Combien de fois en avions-nous ri ? Le romantisme ne nous étouffait pas, à vingt ans. Colin ne buvait que des bières brunes, il n’aimait pas les blondes, il se demandait toujours pour quelle raison il m’avait choisie, ce qui lui valait invariablement une calotte sur la tête.

La bière s’était aussi immiscée une fois dans nos choix de vacances. Colin avait eu envie de partir quelques jours en Irlande. Puis il avait prétendu que la pluie, le vent et le froid l’avaient fait renoncer. En vérité, il connaissait suffisamment mon goût exclusif du soleil et du bronzage pour ne pas me forcer à porter un coupe-vent et une polaire pendant nos vacances d’été ni à m’imposer une destination qui m’aurait déplu.

La bouteille me tomba des mains et éclata sur le carrelage.

Assise au bureau de Colin, un atlas devant les yeux, je parcourais une carte de l’Irlande. Comment choisir sa tombe à ciel ouvert ? Quel endroit pourrait m’apporter la paix et la tranquillité nécessaires pour être en tête à tête avec Colin et Clara ? Ne connaissant strictement rien à ce pays, et me trouvant dans l’incapacité d’y choisir un point de chute, je finis par fermer les yeux et poser mon doigt au hasard.

J’entrouvris une paupière et me rapprochai. J’utilisai mon autre œil après avoir retiré mon doigt pour déchiffrer le nom. Le hasard avait choisi le plus petit village possible, l’écriture était à peine lisible sur la carte. « Mulranny ». Je m’exilais à Mulranny.

C’était le moment, je devais annoncer à Félix que je partais vivre en Irlande. Trois jours, c’est le temps qu’il me fallut pour rassembler le courage nécessaire. Nous venions de finir de dîner, je m’étais forcée à avaler chaque bouchée pour le satisfaire. Avachi dans un fauteuil, il feuilletait une de ses brochures.

— Félix, laisse tomber tes magazines.

— Tu t’es décidée ?

Il se releva d’un bond et se frotta les mains.

— Où partons-nous ?

— Toi, je n’en sais rien, mais moi je vais vivre en Irlande.

Mon ton s’était voulu le plus naturel possible. Félix happait l’air comme un poisson en train de suffoquer.

— Remets-toi.

— Tu te fous de moi ? Tu n’es pas sérieuse. Qui a pu te donner une idée pareille ?

— Colin, figure-toi.

— Ça y est, elle est dingue. Tu vas aussi m’annoncer qu’il est revenu d’entre les morts pour te dire où partir.

— Tu n’as pas besoin d’être méchant. Il aurait aimé aller là-bas, c’est tout. J’y vais à sa place.

— Oh non, tu ne vas pas y aller, me dit Félix très sûr de lui.

— Et pourquoi ça ?

— Tu n’as rien à faire dans ce pays de… de…

— De quoi ?

— De rugbymen mangeurs de moutons.

— Les rugbymen te gênent ? Première nouvelle. D’habitude ils te font plutôt de l’effet. Et puis tu crois que partir en Thaïlande se défoncer sur une plage pendant la pleine lune et revenir avec « forever Brandon » tatoué sur la fesse gauche, c’est mieux ?