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Je posai mes doigts sur sa bouche. Le silence envahit la pièce, j’aurais pu entendre mon cœur battre. J’observai mes mains posées à plat sur son torse, je sentais son souffle sur ma peau. Je me détachai doucement de son étreinte. Je reculai et m’effondrai dans le canapé. Il me suivit, s’assit sur la table basse en face de moi et attrapa mes mains.

— On va tout reprendre à zéro, me dit-il. Ne panique pas.

Je le regardai dans les yeux. La tendresse et l’amour que j’y lus me bouleversèrent. Je ne pouvais pas rester plus longtemps sans rien dire.

— Écoute-moi, tu veux bien ?

Il me sourit, je serrai ses mains. Je respirai profondément avant de me lancer.

— Je ne pensais pas que ce serait si dur… pendant ton absence, j’ai beaucoup réfléchi à tout ce qui nous était arrivé depuis que je suis ici. Tu es entré dans ma vie, et j’ai eu à nouveau envie de me battre, de rire, et de vivre… Tu es devenu si important pour moi, presque essentiel… j’y ai cru… j’y ai tellement cru, mais… en fait, je me suis bercée dans l’illusion que tu allais combler tout le vide à l’intérieur de moi et… que… je pouvais à nouveau aimer…

L’émotion me submergea. Je ne fis aucun effort pour combattre les larmes. Mes mains tremblaient, je serrai plus fort les siennes. Son regard trahissait le mal que j’étais en train de lui faire. Il fallait pourtant que j’aille au bout.

— Mais je ne suis pas prête… je traîne trop de casseroles. Je ne peux pas exclure Colin, comme tu viens de le faire avec Megan. Si je commence une histoire avec toi, je te reprocherai un jour ou l’autre de ne pas être lui… d’être toi. Je ne veux pas de ça… Tu n’es pas ma béquille, ni un médicament, tu mérites d’être aimé sans condition, pour toi seul et non pour tes vertus curatives. Et je sais que… je ne t’aime pas comme il faut. En tout cas, pas encore. Il faut d’abord que je me reconstruise, que je sois forte, que j’aille bien, que je n’aie plus besoin d’aide. Après ça, seulement, je pourrai encore aimer. Entièrement. Tu comprends ?

Il lâcha mes mains comme si je le brûlais, sa mâchoire se crispa. Je soufflai, regardai en l’air avant d’asséner le coup de grâce.

— Je vais partir, parce que je ne peux pas vivre près de toi.

Ni loin de toi, pensai-je. Mes larmes coulaient sans discontinuer, nous nous regardions dans les yeux.

— J’ai mon billet d’avion. Dans quelques jours, je quitte Mulranny, je rentre à Paris. Je dois finir de me reconstruire, et je dois le faire toute seule, sans toi.

J’essayai d’attraper sa main, il se recula.

— Pardon, murmurai-je.

Il ferma les yeux, serra ses poings, prit une profonde respiration. Puis, sans un regard pour moi, il se leva et s’en alla vers l’entrée.

— Attends, le suppliai-je en courant après lui.

Il ouvrit la porte à la volée, la laissa ouverte, courut vers sa voiture, monta dedans et partit. Je compris à cet instant que je ne le reverrais jamais. Et ça faisait mal, très mal.

La partie la plus facile à jouer, prévenir Félix. Je lui téléphonai.

— Encore toi ! me dit-il en décrochant.

— Ouais… tu es prêt à me supporter à nouveau ?

— Hein ?

— Je rentre.

— Tu quoi ?

— Je reviens à Paris.

— Yallah ! Je vais organiser une grosse fête. Et puis, tu vas venir t’installer chez moi…

— Stop. Surtout pas de fête. Et je vais habiter le studio au-dessus des Gens.

— Tu es malade, c’est un taudis.

— Il est très bien. Et puis ça permettra d’ouvrir à l’heure.

— Parce que tu comptes bosser ? Ça, c’est la meilleure.

— Et pourtant, c’est vrai. Rendez-vous aux Gens.

— Pas si vite. Je viens te chercher à l’aéroport.

— Pas la peine, je vais me débrouiller toute seule. Je sais faire ça, maintenant.

Trois heures plus tard, le cœur lourd, je me rendis chez Abby et Jack. Judith m’ouvrit.

— Que fais-tu là ? lui dis-je.

Elle me sauta au cou.

— Où est mon frère ? J’ai croisé la salope, hier soir, elle draguait tout ce qu’elle pouvait dans un pub. J’ai sauté dans ma voiture pour vous féliciter.

— C’est bien que tu sois là, je dois vous parler à tous les trois.

— Que se passe-t-il ?

— Allons voir Abby et Jack.

Elle me laissa passer. Abby me prit dans ses bras en me lançant des « ma chérie ». Il avait fallu que Judith l’ouvre. Elle avait dû leur raconter qu’Edward et moi filions le parfait amour. Mes yeux s’embuèrent, je croisai le regard perspicace de Jack, il avait déjà compris. J’allai plomber l’ambiance en moins de deux.

Nous nous assîmes. Abby et Judith s’agitaient dans le canapé. Seul Jack conservait son calme, il m’observait.

— Tu t’en vas, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.

— Oui.

— Quoi ? Mais c’est quoi, cette histoire ? cria Judith.

— Ma vie est à Paris.

— Et Edward ?

Je piquai du nez et me ratatinai.

— Je croyais que tu l’aimais. Tu ne vaux pas mieux que l’autre, tu as profité de lui, et tu le laisses tomber.

— Judith, ça suffit, intervint Abby.

— Quand pars-tu ? me demanda Jack.

— Après-demain.

— Si vite, s’exclama Abby.

— C’est préférable. Il y a autre chose… quand j’ai expliqué à Edward ma décision, il est parti, il n’est pas revenu chez lui, ça fait trois jours. Je ne sais pas où il est… je suis désolée.

— Ce n’est pas ta faute, me dit Jack.

Judith sauta du canapé et prit son téléphone.

— Répondeur ! râla-t-elle. Il va nous refaire son trip bête sauvage. On a déjà subi ça une fois, pas deux. Fais chier !

Rouge de colère, elle balança son portable et fit comme si je n’existais pas.

— Il est temps que j’y aille, leur annonçai-je.

Je pris la direction de la sortie. Ils me suivirent tous les trois. Du coin de l’œil, je vis Jack prendre sa femme par les épaules. La tristesse et l’inquiétude se lisaient sur leurs visages. Sur le seuil de la porte, Abby m’attrapa dans ses bras.

— Donne-nous de tes nouvelles.

— Merci pour tout, lui répondis-je en luttant contre les larmes.

Je lui rendis son étreinte, déposai un baiser sur la joue de Jack et me tournai vers Judith.

— Je t’accompagne à ta voiture, me lança-t-elle sans un regard.

J’ouvris ma portière, lançai mon sac à l’intérieur. Judith ne disait rien.

— Ai-je perdu une amie ? lui demandai-je.

— Tu as décidé d’être conne. J’ai déjà assez de mon frère à gérer…

— Tu t’occuperas de lui ?

— Fais-moi confiance pour lui botter le cul.

— Je ne sais pas quoi te dire. J’aurais voulu que ça se…

— Je sais, me coupa-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je peux venir te voir à Paris, si l’envie me prend ?

— Quand tu veux.

Je commençai à pleurer et je vis les yeux de Judith se remplir de larmes aussi.

— Sauve-toi, maintenant.

Je la serrai dans mes bras avant de monter en voiture. Je partis sans lui jeter un regard de plus.

Je fis un grand ménage de printemps pour faire disparaître toute trace de mon passage. Mes valises s’entassèrent d’abord dans l’entrée, puis dans ma voiture. En fermant le coffre, je regardai le cottage voisin, désespérément dénué de toute présence. Mes dernières heures irlandaises se déroulaient dans la plus grande solitude.

Je passai mon ultime nuit assise sur le canapé, à attendre je ne sais quoi. Le soleil était à peine levé quand je mis fin à ce calvaire. J’avalai un café et fumai une cigarette en faisant une dernière fois le tour du propriétaire.