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Dehors, il faisait sombre, il pleuvait, et des rafales de vent s’abattaient sur moi. Jusqu’au bout, je subirais le climat irlandais, il me manquerait.

J’eus la nausée en fermant la porte. J’y appuyai mon front. Il était temps de partir, je me tournai vers ma voiture, et me figeai. Edward était là, le visage fermé. Je courus et me jetai dans ses bras en pleurant. Il me serra contre lui et caressa mes cheveux. Je respirai son parfum à pleins poumons. Ses lèvres se posèrent sur ma tempe, il les pressa fortement sur ma peau. C’est ce qui me donna le courage de lever les yeux vers lui. Il posa sa grande main sur ma joue, je m’appuyai sur sa paume. Je tentai de lui sourire, ce fut un échec. Mes mains toujours agrippées à lui le lâchèrent. Il ancra ses yeux dans les miens, pour la dernière fois, je le savais, et partit en direction de la plage. Je montai dans ma voiture et démarrai. Les jointures de mes mains étaient blanches à force de serrer le volant. Un dernier regard dans le rétroviseur, il était là, sous la pluie, face à la mer. Les larmes brouillèrent ma vue, je les essuyai du revers de la main et démarrai.

10

Je sortis du taxi devant les Gens. Le chauffeur déposa mes valises sur le trottoir. C’était fermé. Pas de Félix en vue. J’étais à la porte. Je collai mon front à la vitrine. Tout était sombre et semblait poussiéreux. Je m’assis sur un de mes sacs de voyage. J’allumai une cigarette et me mis à observer autour de moi.

Retour à la case départ. Rien n’avait changé ; les citadins pressés, la circulation infernale, l’agitation des commerces. J’avais oublié à quel point les Parisiens faisaient la gueule en permanence. Un stage de chaleur humaine irlandaise devrait être obligatoire au programme scolaire. Je pensais ça, mais je savais pertinemment que, dans moins de deux jours, j’aurais le même visage blafard et peu avenant qu’eux.

Une heure que je poireautais. Félix arrivait au loin. Et je me dis que lui avait beaucoup changé. Il rasait les murs, casquette sur la tête, camouflé derrière le col de sa veste. Quand il fut devant moi, je découvris un énorme pansement en travers de son visage.

— Je ne veux rien entendre, me dit-il.

J’éclatai de rire.

— Je comprends mieux pourquoi c’est fermé.

— Il n’y a que ton retour qui pouvait me sortir de chez moi. Bon sang, tu es vraiment là (il me pinça les joues). C’est dingue, c’est comme si tu n’étais jamais partie.

— Ça me fait tout drôle, tu sais.

La fatigue accumulée commençait à me peser. Je me glissai dans ses bras et me mis à pleurer.

— Ne te mets pas dans cet état pour moi. Ce n’est qu’un nez cassé.

— Idiot.

Il me berça en m’étouffant contre lui. Je ris à travers mes larmes.

— Je n’arrive plus à respirer.

— Tu veux vraiment habiter là-haut ?

— Oui, ce sera parfait.

— Si tu veux te la jouer étudiante sans le sou, c’est ton problème.

Il m’aida en portant une partie de mes valises. Il donna un coup d’épaule pour ouvrir la porte de l’immeuble.

— Oh que ça fait mal.

Je pouffai de rire.

— La ferme !

Il me tendit la clé devant la porte de l’appartement. J’ouvris, entrai et fus surprise de trouver des piles de cartons.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce que j’ai pu sauver du déménagement de votre appartement. Des vrais piranhas, les vieux. J’ai tout stocké ici en attendant que tu reviennes.

— Merci.

Je n’arrêtais pas de bâiller, et Félix n’arrêtait pas de parler. Pour changer, il avait commandé une pizza que nous avions partagée, assis par terre autour d’une caisse qui faisait office de table basse. Il me raconta dans les détails comment il s’était cassé le nez, une sombre histoire après une soirée arrosée.

— Écoute, l’interrompis-je, on a tout le temps, maintenant, je suis crevée, et on doit être en forme demain.

— Pourquoi ?

— Les Gens, ça te dit quelque chose ?

— Ce n’est pas des blagues, tu veux retravailler ?

Je me contentai de le regarder.

— O.K., j’ai compris.

Il se leva. Je le raccompagnai jusqu’à la porte.

— Rendez-vous demain matin pour faire le point, lui dis-je.

Il fouilla dans ses poches et me tendit un trousseau de clés.

— Si je ne me réveille pas, dit-il en m’embrassant.

— Bonne nuit.

Il me regarda bizarrement.

— Quoi ?

— Rien, on en reparlera.

Dix minutes plus tard, j’étais dans mon lit, le sommeil ne venait pas. J’avais oublié les bruits de la ville, les klaxons, les sirènes, les noctambules, la nuit toujours éclairée. Mulranny était bien loin. Edward aussi.

Je passai par le couloir de l’immeuble pour entrer dans l’établissement. La porte grinça. Ça sentait le renfermé. J’appuyai sur l’interrupteur. Plusieurs spots ne fonctionnaient plus. Les Gens n’allaient pas bien. J’avançai dans la pièce. Je puisai au fond de mes souvenirs les impressions qui me traversaient avant. Il n’en restait plus grand-chose. Je longeai les étagères, certaines étaient vides. Sur les autres, je frôlai les livres de ma main. J’en attrapai un au hasard, il était corné, jauni, le deuxième et le troisième n’étaient pas en meilleur état. J’allai derrière le comptoir. Je caressai le bois du bar, il était poisseux. Je jetai un coup d’œil à la vaisselle ; les verres et les tasses étaient ébréchés. Une feuille de papier était scotchée sur une des pompes à pression, elle était en panne. Les cahiers de comptes et de commandes étaient en vrac par terre, derrière le comptoir. Il n’y avait que le panneau photo qui était propre et à sa place. Le percolateur me résista de longues minutes avant de cracher un liquide qui avait vaguement la couleur du café. Je m’adossai au mur, je grimaçai en avalant le breuvage. Moralité, ne jamais rien confier à Félix. Pour m’en sortir, pour tenir debout, pour guérir, j’allais réveiller les Gens.

J’en étais au troisième passage de serpillière quand mon cher associé daigna arriver.

— Tu te recycles en femme de ménage ?

— Oui. Toi aussi, d’ailleurs.

Je lui lançai une paire de gants en caoutchouc à la figure.

Après des heures de ménage, nous étions assis par terre. Des dizaines de sacs-poubelle s’entassaient devant la devanture. Contrairement à nous, les Gens sentaient le propre.

— Félix, à partir de maintenant, tu arrêtes de jouer les bibliothécaires.

— Je jouerai à la marchande, alors ?

Je secouai la tête.

— Et tu préviens tous tes potes qu’ils devront payer jusqu’à leur verre d’eau. C’est bien compris ?

— Tu me fais peur quand tu es comme ça.

Il se protégea le visage avec ses bras. Je le tapai, et me mis debout.

— Va faire mumuse, maintenant.

— Demain, qu’est-ce qu’on fait ?

— On passe les commandes.

— Tu as besoin de moi ?

— Grandis un peu. Rassure-toi, grasse mat’ au programme.

Félix et moi étions chacun d’un côté du bar, j’épluchai les comptes pendant qu’il préparait les commandes. La nuit était tombée depuis bien longtemps.

— Stop ! J’en ai ras le cul, décréta-t-il.

Il se leva, nous servit deux verres de vin et rangea tous les cahiers avant de s’asseoir sur le bar.

— Madame la commandante en chef ne gueule pas ?

— Non, j’étais sur le point de t’annoncer que nous avions fini pour aujourd’hui.

Il rit, trinqua avec moi et attrapa son paquet de cigarettes sous le comptoir. Je lui fis mon regard le plus noir.