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Une ombre se dessina à côté de moi, sur le trottoir. Félix m’attrapa contre lui et me berça dans ses bras.

— Tu sais que tu es là depuis une demi-heure, suis-moi.

Je secouai la tête.

— Tu n’es pas venue pour rien, il est temps que tu retrouves les Gens.

Il me prit par la main et me fit traverser la rue. Il serra plus fort quand il poussa la porte. La clochette retentit et déclencha une crise de larmes.

— Moi aussi, à chaque fois que je l’entends, je pense à Clara, m’avoua Félix. Passe derrière le comptoir.

J’obtempérai sans résistance. L’odeur du café mélangée à celle des livres me sauta au nez. Malgré moi, j’aspirai à pleins poumons. Ma main glissa sur le bar en bois, il était collant. J’attrapai une tasse, elle était sale, j’en pris une seconde, pas très nette non plus.

— Félix, tu es plus pointilleux pour mon appartement que pour les Gens, c’est vraiment dégueulasse.

— C’est parce que je suis débordé, pas le temps de jouer les fées du logis, me répondit-il en haussant les épaules.

— C’est vrai que ça grouille de monde, la foule des grands jours.

Il partit s’occuper de son unique client, avec qui il avait l’air plus qu’intime, à en juger par les œillades qu’ils échangeaient. Le type finit son verre et repartit avec un livre sous le bras sans passer par le tiroir-caisse.

— Alors, tu reprends du service ? me demanda Félix après s’être servi un verre.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu es venue ici parce que tu veux retravailler, c’est ça ?

— Non, tu le sais bien. Je veux juste emporter des livres.

— Tu pars vraiment, alors ? Mais il te reste du temps, rien ne presse.

— Tu n’as rien écouté. Je pars dans huit jours et j’ai retourné le contrat de location signé.

— Quel contrat de location ?

— Celui du cottage dans lequel je vais habiter les prochains mois.

— Tu es certaine que ce n’est pas un faux plan ?

— Non, je ne suis sûre de rien, je verrai là-bas.

Nous ne nous quittions pas des yeux.

— Diane, tu ne peux pas me laisser tout seul ici.

— Ça fait plus d’un an que tu bosses sans moi, et je ne suis pas connue pour mon efficacité au travail. Allez, conseille-moi des livres.

Sans aucun entrain, il m’indiqua ses préférences, j’acquiesçais sans réfléchir, je m’en moquais. Félix posait les livres les uns après les autres sur le comptoir. Il me fuyait du regard.

— Je te les apporterai chez toi, c’est trop lourd.

— Merci. Je vais te laisser, j’ai encore beaucoup de choses à faire.

Mon regard dévia vers un petit recoin derrière le bar. Je m’en approchai, guidée par la curiosité. Un cadre contenant des photos de Colin, Clara, Félix et moi. Il avait été fait avec soin. Je me retournai vers Félix.

— Rentre chez toi maintenant, me dit-il doucement.

Il était près de la porte, je m’arrêtai à côté de lui, lui embrassai délicatement la joue et sortis.

— Diane ! Ne m’attends pas ce soir, je ne viendrai pas.

— O.K., à demain.

— Colin !

Mon cœur palpitait, ma peau était moite, je tâtonnais de tous les côtés dans le lit. La froideur et le vide de sa place répondaient à mon appel. Pourtant, Colin était là, il m’embrassait, ses lèvres picoraient la peau de mon cou, elles étaient descendues de l’arrière de mon oreille jusqu’à mon épaule. Son souffle dans ma nuque, ses mots murmurés, nos jambes entrelacées. Je repoussai les draps et posai mes pieds nus sur le parquet. L’appartement était éclairé par les lumières de la ville. Le bruit du bois qui craquait sous mes pas me rappela celui des petits pieds de Clara qui courraient vers l’entrée quand elle entendait les clés de Colin dans la serrure.

Chaque soir, c’était le même rituel. Nous étions blotties l’une contre l’autre dans le canapé. Clara en chemise de nuit et moi impatiente de retrouver mon mari. Je passai dans l’entrée, Colin avait juste le temps de déposer ses dossiers sur la console avant que la petite ne saute dans ses bras. Dans le noir, je marchai sur leurs pas, dans le salon où ils me rejoignaient. Colin avançait vers moi, je desserrais sa cravate, il m’embrassait, Clara nous séparait, nous dînions, Colin couchait notre fille, après quoi nous restions tous les deux, avec la certitude de savoir Clara bien au chaud dans son lit, son pouce dans la bouche.

Je réalisai que notre appartement n’existait plus, j’avais voulu y rester pour tout conserver intact, j’avais eu tort. Plus de dossiers, plus de bruit de clés dans la serrure, plus de courses sur le parquet. Je ne reviendrais jamais ici.

Trois quarts d’heure de métro pour rester bloquée en bas de l’escalier de sortie. Mes jambes étaient de plus en plus lourdes après chaque marche. L’entrée était toute proche de la station, je ne le savais pas. Au moment de franchir les grilles, je me dis que je ne pouvais pas arriver les mains vides. J’entrai chez le fleuriste le plus proche, cela ne manquait pas dans le coin.

— Je voudrais des fleurs.

— Vous êtes au bon endroit ! me répondit la fleuriste en souriant. C’est pour une occasion particulière ?

— Pour là-bas, dis-je en désignant le cimetière.

— Vous voulez quelque chose de classique ?

— Donnez-moi deux roses, ça fera l’affaire.

Éberluée, elle se dirigea vers les fleurs coupées.

— Les blanches, lui dis-je. Ne les emballez pas, je les prends à la main.

— Mais…

— C’est combien ?

Je laissai un billet, arrachai les roses de ses mains et sortis précipitamment. Ma course folle se stoppa sur les graviers de l’allée principale. Je tournai sur moi-même, scrutai de tous les côtés, où étaient-ils ? Je ressortis et m’écroulai par terre. Fébrilement, je composai le numéro des Gens.

— Les Gens heureux picolent et s’envoient en l’air, j’écoute.

— Félix, soufflai-je.

— Il y a un problème ?

— Je ne sais pas où ils sont, tu te rends compte ? Je suis incapable d’aller les voir.

— Qui veux-tu aller voir ? Je ne comprends rien. Où es-tu ? Pourquoi pleures-tu ?

— Je veux voir Colin et Clara.

— Tu es… tu es au cimetière ?

— Oui.

— J’arrive, ne bouge pas.

Je n’étais allée qu’une seule fois au cimetière, le jour de l’enterrement. J’avais refusé systématiquement de m’y rendre. Après m’être enfuie de l’hôpital, le jour de leur mort, je n’y avais pas remis les pieds. Sous le regard horrifié de mes parents et de ceux de Colin, j’avais annoncé que je n’assisterais pas à la mise en bière. Mes beaux-parents étaient partis en claquant la porte.

— Diane, tu deviens complètement folle ! s’était exclamée ma mère.

— Maman, je ne peux pas y assister, c’est trop dur. Si je les vois disparaître dans des boîtes, ça voudra dire que c’est fini.

— Colin et Clara sont morts, m’avait-elle répondu. Il faut que tu l’acceptes.

— Tais-toi ! Et je n’irai pas à l’enterrement, je ne veux pas les voir partir.

J’avais recommencé à pleurer et je leur avais tourné le dos.

— Comment ? avait éructé mon père.

— C’est ton devoir, avait ajouté ma mère. Tu viendras et tu ne feras pas de grande scène.

— Le devoir ? Vous parlez de devoir ? Je me fous du devoir.

Je m’étais tournée vivement vers eux. La rage avait pris le pas sur la douleur.

— Eh bien oui, tu as des responsabilités, et tu vas les assumer, m’avait répondu mon père.