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- Rien à voir, dit Salvador sans lever la tête, tu ne saisis pas ma méthodologie. Pas forcément besoin d'être grande pour intégrer la catégorie des grandes blondes, pas nécessairement. (Il réfléchit). Peut-être même, au fond, pas absolument besoin non plus d'être blonde, d'ailleurs. Je ne sais pas encore.

8

Encore une fin d'après-midi, bientôt la nuit. Gloire est assise à la table de la cuisine, les coudes sur la toile cirée, deux de ses doigts tenant une cigarette dont elle frappe l'extrémité plus souvent que nécessaire au bord d'un cendrier publicitaire Martell. Ce soir elle n'est plus fardée, sauf ses lèvres quand même surchargées d'un rouge violent qui rend encore livide son visage. Et reteints en châtain comme prévu, maintenus en arrière par un arceau d'éponge rose, ses cheveux ne sont pas mieux soignés que la dernière fois.

Elle n'est pas belle à regarder mais heureusement, toute seule, personne n'est ici pour la voir. Quand même, que ne s'arrange-t-elle un peu ? On comprend qu'elle ait ses raisons mais elle pourrait peut-être s'acheter un vêtement de temps en temps, qui pourrait la mettre en valeur, non ?

Non. Elle porte son pull à motifs d'oursons givrés, elle est chaussée de tennis blanches et bleues malpropres portant l'inscription Winning team. Comme il fait à peine tiède dans la cuisine - juste équipée d'un appareil à gaz au grillage rougeoyant sur lequel court parfois une brève langue de feu magenta, dans un bruit sourd d'appel d'air qui fait légèrement peur, - Gloire a gardé sur elle un blouson de ski bleu roi polyester et coton, doublure polyamide, taille 1.

Il est donc dix-neuf heures, elle est à nouveau seule. Vexé, Béliard s'est retiré après qu'ils se sont encore disputés. Le transistor tourne toujours à bas bruit sur la table, parfois la jeune femme souligne à voix basse trois notes d'une chanson qu'il diffuse, parfois elle pousse une espèce de gloussement qui laisserait supposer qu'elle est un peu ivre, mais non. Dans le verre à moutarde à l'effigie de Bugs Bunny posé devant elle, Gloire n'a trempé ses lèvres qu'une fois.

On n'y voit rien dans cette cuisine avec ces deux appliques anémiques et le segment de néon sur l'évier. On distingue deux fauteuils de jardin déteints rangés tout à trac dans un coin, le réfrigérateur cubique et la cuisinière grasse, le buffet massif, la nappe de plastique à fleurs, et deux cadres au mur contiennent une photo du maréchal de Lattre et trois tournesols en canevas. Les murs n'ont plus de couleur depuis la nuit des temps, Gloire est assise dans l'ombre, comme elle s'ennuie ce soir, oh ce soir mon Dieu qu'est-ce qu'elle peut s'ennuyer.

Quand on lui a remis les clefs de cette maison, Gloire n'y a rien changé, préférant ne plus manifester aucun de ses goûts, qu'elle abdiquait. C'est au contraire elle-même, sa propre personne qu'elle a tâché d'y conformer, se laissant imprégner, remodeler par ce petit logement mal éclairé, médiocrement chauffé, sous perfusion d'un bourg de quatre-vingt-quinze âmes coincé entre un bras de mer et des hectares céréaliers. Face à la nappe, à la photo du maréchal de Lattre, au lieu de remplacer l'une et de retourner l'autre contre le mur, ce sont cette nappe et cette photo qu'elle a laissé retourner et changer, en elle, ce qu'elles voulaient. Plutôt que repeindre la cuisine, Gloire a prié la cuisine de choisir la couleur de son blush-crème et de son eyeliner, dicter le choix de ses vêtements, de ses paroles et de ses intonations, définir l'angle de sa voussure.

La vie de Gloire Abgrall peut ne paraître pas très heureuse, mais c'est elle qui l'a voulue comme ça. Depuis quatre ans qu'elle a désiré disparaître, se rayer de la carte du monde et choisir la clandestinité, elle a pris en ce sens toutes ses dispositions, se fiant à son intuition. Elle a coupé toute relation passée, une deuxième fois elle a changé de nom, se faisant appeler Christine Fabrègue, et transformé son apparence. Elle a réduit au minimum ses relations avec ses voisins, le seul autorisé à la conversation étant Alain. Justement on frappe à la porte et le voilà. Tiens, se dit Gloire, il tombe bien, ce con.

Alain reparaît donc, toujours vêtu de la même vareuse - mais, le temps s'étant rafraîchi, un triangle de laine brune se détache ce soir dans l'échancrure du V. Corps trapu, condensé comme une pile et poil roux électrique, on y raccorde une prise on y brancherait une lampe. Hésitant, il se tient debout dans la porte, un sourire incertain flotte sur ses lèvres, il tient au bout de son bras un crabe en vie gros comme un sac à main. C'est Berthaux qui vient de lui donner ça, indique-t-il, lui-même ne sait qu'en faire, est-ce que ça ferait plaisir à Christine ?

Et d'abord Gloire ne répond pas, considérant avec méfiance l'animal marron clair dont l'antérieur droit, plus volumineux que le gauche, pince et dépince le vide convulsivement, émet des signes. Vous prenez quelque chose, Alain ? dit-elle avec un temps de retard, après que le crabe installé dans l'évier s'est mis à produire de petites bulles de bave. Pas plus mobile qu'un caillou légèrement libre-arbitré, qu'un homme tombé dans son armure et qui veut se relever, le crabe essaie en vain de quitter l'évier. Se mouvant par impulsions latérales maladroites, il dérape contre les parois lisses et retombe sur son flanc en sécrétant son fluide avec un bruit de minéral mou.

S'étant assis, l'ancien marin a repris le récit de ses souvenirs maritimes. Expéditions, voyages, blessures qui pourraient former une longue existence. Il a toujours été marin : l'armée, le commerce, la pêche. Il revient sur ses impressions de l'Australie qui semble, entre tous pays, l'avoir le plus profondément marqué. Cependant le cœur n'y est pas comme d'habitude : Alain marque des silences, adresse à Gloire des regards expectants, sans doute attend-il que la jeune femme le tutoie à nouveau comme l'autre jour.

Comme au bout d'un moment Gloire se lève pour démouler un supplément de glace, Alain la suit d'un regard flou lorsqu'elle se dirige vers le réfrigérateur. Il se lève à son tour et marche derrière elle pendant qu'elle fourgonne dans le freezer. Vous savez que je vous aime bien, Christine, déclare Alain d'une voix étranglée. Gloire ne lui répond pas tout de suite.

- C'est important de s'aimer bien entre voisins, développe l'homme éperdument, c'est bien de s'aimer beaucoup. Comment dirai-je, c'est mieux.

La jeune femme se retourne lentement, sur ses lèvres un large sourire de masque, dans sa main deux glaçons lui brûlent la paume. Qu'est-ce que tu dis, fait-elle. Pas de mal à se faire du bien, bafouille l'homme heureux de ce tutoiement revenu, voilà ce que je voulais dire. Mais qu'est-ce que tu racontes, répète Gloire doucement en s'approchant de lui, prêt à battre en retraite et subitement inquiet. Mais trop tard. Gloire saisissant de sa main libre un bout du col de sa vareuse, l'attire et l'embrasse brusquement, deux ou trois longues secondes, avant de le repousser avec violence. Tire-toi, dit-elle. Tu te tires, maintenant. Comme Alain tente de la reprendre par un bras, Gloire se dégage avant d'abattre sa main chargée de glaçons sur son visage. De ces glaçons vifs, pas encore fondus, une arête écorche le front de l'ancien marin qui recule, portant une main à son visage et regardant la brève traînée de sang sur ses doigts. Puis à peine a-t-il relevé ses yeux sur Gloire qu'elle se précipite en le poussant à coups de pied et coups de poing vers la porte, et cet homme qui a connu la dureté de la vie, le combat contre la nature, l'affrontement physique et l'adversité, recule devant une force inattendue qui le poursuit encore au-delà de la porte claquée sur lui. Il s'enfuit sur la route, vers chez lui, toujours sans prendre garde à la Volvo 360 garée au même endroit que la veille, pendant que Gloire hors d'elle va chercher une hache dans la resserre.