- Ecoute quand même un peu, dit-elle, ce n'est plus possible.
- Quoi donc, maugrée Béliard. Tant de choses ne sont plus possibles.
- Ils sont repassés, dit Gloire. Un autre type, hier soir.
- Ah oui, fait Béliard en se redressant à peine, claquement de bouche pâteuse plus ou moins informé. Et alors ?
- Je veux qu'on me foute la paix, crie Gloire. Ça va continuer, tu comprends ? Je croyais que ce serait fini après celui de l'autre soir, mais non. Il y en a encore d'autres et ça va recommencer. Je ne veux pas qu'on recommence à m'emmerder. Tu peux comprendre ça ?
- Bien, dit Béliard, bien. Calme.
Puis elle plonge son visage entre ses mains :
- Je veux qu'on me foute la paix, dit-elle encore mais sur un autre ton, d'une voix de parachute en vrille.
Les deux ou trois minutes qu'ensuite elle sanglote, Béliard lui tapote mécaniquement l'épaule en jetant un coup d'œil inquiet alentour, au cas où les cris de la jeune femme auraient alerté l'attention. On va réfléchir, dit-il, on va trouver une solution. C'est tout réfléchi, finit-elle par souffler dans ses mains. Qu'est-ce qui est tout réfléchi ? fait Béliard. Mais elle hausse les épaules sans répondre.
- Qu'est-ce qui est tout réfléchi ? insiste l'homoncule.
- Rien, dit-elle au bout d'un moment. Et de toute façon je ne peux pas.
Elle s'est mouchée, elle a cette voix de colère désespérée, désabusée, que peuvent prendre les petites filles en larmes, courageuses mais revenues de tout. De toute façon, dit-elle encore, ce n'est même pas possible.
- Bon, dit Béliard, qu'est-ce qui n'est pas possible ?
Qu'elle ne réponde pas tout de suite indique peut-être qu'elle n'ose pas. Bien qu'elle rudoie Béliard, bien qu'elle se plaigne souvent de sa présence et parfois même souhaite son départ, il semble que Gloire ait toujours besoin de son avis, de son accord et même de ses encouragements. Mais d'abord, cet avis, Gloire craint qu'il soit négatif, ensuite elle trouve cette dépendance humiliante mais enfin :
- Je veux m'en aller, dit-elle doucement. Je voudrais m'en aller.
Béliard établit un silence de clinicien.
- Je voudrais bien partir, répète Gloire en relevant la tête. Mais pas possible, hein ?
Nouveau silence, puis :
- Ma foi si, dit calmement Béliard. Ça devrait pouvoir se faire. Pour ma part je n'y vois pas d'obstacle.
- Tu crois ?
- Bien sûr, répète Béliard, bien sûr. Personnellement je n'y trouve aucun inconvénient.
Gloire considère avec scepticisme l'homoncule qui poursuit :
- Pas seulement que c'est possible, s'échauffera-t-il progressivement, c'est même que c'est souhaitable. Tu as expié, ça va, tu en as assez fait. C'est bon. Tu peux y aller. Tu fais comme ça : tu récupères tes biens, et puis tu files sous les tropiques au loin.
- Non, prononce Gloire incrédule.
- Si, mais si, fait Béliard. Si je te le dis.
- Bon, dit prudemment Gloire au bout d'un petit moment. Bon, je fais comme tu dis. C'est ça que tu as dit, hein ? Les tropiques au loin ?
- C'est cela même, dit Béliard. Et je t'accompagne.
- Attends un instant, se ravise Gloire, attends un petit instant. Je peux parfaitement partir toute seule.
- Tu rigoles, dit Béliard. A nous la belle vie.
10
- Bref, elle est cinglée, conclut Boccara en palpant précautionneusement les confettis de taffetas éparpillés sur ses petites coupures.
- En tout cas, dit Jouve, elle sait se défendre, on dirait.
- Marrez-vous, protesta Boccara. Combien de temps ça va mettre pour cicatriser ?
- Rien du tout, dit Jouve, l'affaire de trois jours. Dites que vous vous êtes coupé en vous rasant. Vous pensez quoi de tout ça, Personnettaz ?
Depuis le tabouret latéral qu'il occupait, Boccara jeta un œil intimidé sur Personnettaz, raidement assis dans un fauteuil devant le bureau de Jouve : sujet maigre et farouche, austère quoique bizarrement déguisé en assureur de fantaisie, costume sable et chemise tête-de-nègre avec cravate vert clair. Cheveux cuivrés, presque roux, taillés comme dans les casernes, joues creuses et front plissé ; deux longues rides parallèles à l'axe maxillaire pouvaient passer pour des balafres, des scarifications initiatiques, et son regard gelé pouvait faire peur à Boccara. Son visage reflétait une préoccupation majeure à moins qu'une grande souffrance morale à moins qu'une maladie chronique, un ulcère ou quelque chose. Il était attentif et grave comme chez son docteur. Il n'avait rien dit jusqu'ici.
- Ça paraît bien peu de chose à première vue, dit-il enfin sans remuer ses lèvres.
- Vous plaisantez, dit Boccara, elle est dangereuse. Elle est totalement cintrée.
- Ça me paraissait peu de chose aussi, dit Jouve, je sais. D'abord je n'ai même pas voulu vous déranger. Mais maintenant c'est l'histoire Kastner qui me chiffonne. Presque une semaine sans nouvelles de lui, c'est embêtant. Je veux savoir ce qui s'est passé. Je ne voudrais pas qu'elle lui ait fait du mal, je suis quand même l'employeur. Ce n'est plus seulement pour le client qu'on doit la chercher, maintenant. Alors quoi, vous voulez bien vous en occuper ?
- Vous savez comment je procède, dit Personnettaz, je ne fais rien sans un assistant. Or j'ai perdu mon assistant. J'en cherche un autre.
- Prenez donc Boccara, suggéra Jouve, il ne demande pas mieux. Il est très bien.
- Mais oui, s'exclama Boccara, choisissez Boccara. La qualité complète, zéro défaut. N'hésitez pas avant de dire bien sûr.
Personnettaz posa sur lui le même regard également froid que sur toute chose, regard technique et désaffecté de qui estime une distance sur un champ de tir. Bon, dit-il en consultant sa montre en fer, on va essayer. On repart là-bas dans trois heures. D'ici là je dois repasser chez moi.
Et peu après il remontait, au-delà des Batignolles, la fraction de rue de Rome qui longe et surplombe les voies de chemin de fer affluant à la gare Saint-Lazare. En contrebas de la rue couraient parallèlement une vingtaine de rails que dominaient à pic de hauts immeubles et où des trains, de temps en temps, passaient. Rivetées au grillage protecteur, des plaques émaillées interdisaient çà et là de toucher aux fils électriques (danger de mort) et de jeter des ordures sur les voies.
Quittant le trottoir de la rue de Rome, Personnettaz prit à droite par le pont Legendre, suspendu sur trente mètres au-dessus des voies par une structure de croisillons en fonte. Comme il atteignait le milieu du pont, parut le petit convoi de quatre wagons argentés qui assurent la liaison de Rouen à Paris : semblant façonnés en fer blanc, ils filaient sur leurs rails selon un axe nord-ouest-sud-est. Personnettaz empruntant pour sa part le pont dans l'axe sud-ouest-nord-est, les parcours de l'homme et du train se croisèrent à angle droit et, l'espace d'un centième de seconde, le corps de l'homme se trouva superposé à celui de la femme, à l'intérieur du train, qu'il venait de s'engager à chercher.
Après son entretien avec Béliard, Gloire avait rapidement organisé son départ. Liste des choses à faire. Ménage et rangement le matin, nettoyage des restes de crabe et mise à mort du lapin. L'après-midi, regroupement de ses accessoires et de ses vêtements qu'elle avait d'abord essayé de trier avant de les entasser dans un sac en polyuréthane aussitôt déposé près du portail, à l'emplacement convenu des poubelles. Rédaction d'un mot pour la propriétaire, qu'elle posterait accompagné d'un chèque et des deux trousseaux de clefs. Achat d'une bouteille de cognac. Préparation du lapin marengo.
Tôt le lendemain matin, elle avait pris le premier train pour Rouen, puis l'autobus vers une maison de retraite aménagée dans un ancien couvent de la banlieue rouennaise. Après un peu d'attente au bout d'un couloir, un vieillard bien mis, frais comme un gardon, s'était présenté au bras d'une nurse. Gloire l'avait embrassé. Mademoiselle, avait dit le vieillard, vous êtes absolument charmante mais je ne crois pas que nous ayons encore été présentés. La nurse en arrière-plan secouait la tête. Tiens, papa, avait dit Gloire, je t'ai apporté du cognac. La nurse en arrière-plan secoua la tête dans l'autre sens. Vous êtes infiniment aimable, s'était enthousiasmé le vieillard, mais je crains assez qu'on me le confisque. Puis elle avait regagné la gare et pris ce deuxième train vers Paris-Saint-Lazare. Elle revenait, à présent. Elle rentrait.