Ayant replié ces matériaux dans leur étui, il démarra puis manœuvra, regagna la route nationale et roula jusqu'à Saint-Brieuc. Son véhicule garé dans le centre-ville près du marché couvert, Kastner dîna d'un couscous impérial chez un des Maghrébins qui se concurrencent du côté de l'ancienne gare, puis il trouva une chambre dans un hôtel peu étoilé face à la nouvelle. Maussadement éclairée par un seul plafonnier, la chambre était un cube aveugle sans téléviseur ni réfrigérateur, sans gamme de produits de toilette dans la salle de bains puisque sans salle de bains : dans un angle avait été seulement greffée une douche élémentaire sous un dispositif de plastique dépoli pliable, fragile et qui fuyait. Kastner s'endormit assez rapidement.
Il s'éveilla très vite aussi, deux heures plus tard, se tourna plusieurs fois dans son lit sans trouver le sommeil, ralluma le plafonnier puis tenta de reprendre un ouvrage de science-fiction dont les tenants lui échappaient encore plus que les aboutissants. Il faisait trop chaud puis trop froid dans la chambre, Kastner grelottait et suait alternativement, il n'avait pas la tête à ce qu'il lisait. Reprenant sa carte routière, il remania l'itinéraire établi sur le parking : cela changeait peu de choses mais, cette fois, le dessin obtenu rappelait vaguement un hippocampe couché. En désespoir de cause, l'homme finit par absorber un hypnotique pour s'assoupir vingt minutes après.
Des songes sans suite le traversèrent, conclus par un cauchemar coutumier. Rêve classique de vertige : Kastner s'agrippe de toutes ses forces au sommet d'un montage vertical fait de poutrelles disjointes et croisillons rouillés, surplombant un abîme. C'est un échafaudage précaire dont la peinture s'écaille et qu'un vent fort menace de mettre à bas. Kastner n'ose pas regarder le vide au-dessous de lui, il sent que ses forces déclinent et vont l'abandonner, il voit bien qu'il va lâcher prise. C'est déjà très pénible et d'ordinaire le rêve s'arrête là, c'est là que sa frayeur généralement l'éveille. Mais cette fois, non : cette fois Kastner décroche et tombe, il tombe dans le vide interminablement. Il s'éveille juste, en nage, avant de toucher le sol.
Commandé pour sept heures, le petit déjeuner se composait de café délavé, orangeade et viennoiserie industrielles. Kastner n'aurait pas le cœur à tout manger. L'hypnotique avait asséché sa bouche, coupé ses forces comme dans son rêve mais aussi presque toute sa faim ; il était courbatu, fébrile, ses doigts tremblaient un peu. Il procéda de mauvaise grâce à quelques flexions-extensions, au terme desquelles sa sueur aussi dégageait une odeur chimique qui insista même après une douche détaillée, persévérant sous l'eau de toilette. Puis il revêtit la même tenue que la veille : complet acrylique marron sur polo acrylique bordeaux. Kastner, de la sorte, était habillé comme certains représentants ou démarcheurs - professions qu'il avait plus ou moins exercées dans le passé, avec d'autres d'un prestige parent dans la division sociale du travail.
Tout le jour, à bord de sa voiture, la carte Michelin dépliée sur le siège avant droit, Kastner suivit le trajet prévu. S'arrêtant dans chaque bled, il montrait ses photos aux tenanciers de café-bar, gérants de stations-service, tripiers et pâtissiers pas encore mis à bas par les grandes surfaces. Il s'était persuadé d'être discret. La femme sur les photos, Kastner disait que c'était sa sœur ou sa belle-sœur, selon. Une fois il s'enhardit à prétendre qu'elle était son épouse mais cela le troubla, il fut ému, il ne s'y risqua plus. Les petits commerçants secouaient de toute façon leur tête en poussant leurs lèvres en avant, mais Kastner arpentait aussi les grandes surfaces. En vain toute cette journée, en vain celle qui suivit.
Le troisième jour il plut, Kastner s'était perdu. De fait il pleuvait sans pleuvoir, des gouttes infimes piquetaient le pare-brise : pas assez pour brancher l'essuie-glaces, pas assez faiblement pour s'en passer : les balais brouillaient l'écran de verre au lieu de le nettoyer. Sans doute à cause d'eux, tâchant de rejoindre un bourg nommé Launay-Mal-Nommé, Kastner avait dû rater un croisement sur la D 789, quelque part entre Kerpalud et Kervodin, pour se retrouver maintenant au beau milieu d'un lot de maisons grises anonymes. Garé sur un terre-plein devant une église immobile, un monument aux morts à gauche et sur la droite un petit cimetière marin guère plus dansant : rien pour inspirer de la gaieté à l'homme dans son auto qui essaie de décrypter sa carte routière - à présent comme un rébus - puis qui cherche distraitement son nom sur le flanc du monument aux morts, mais comme d'habitude en pure perte : ne s'alignent là que des patronymes d'origine locale, ce qui n'est pas le cas de Kastner.
Son regard se déporta vers l'église derrière laquelle un homme âgé disparaissait à peine surgi, puis deux minutes plus tard une femme longea le portail de l'édifice. Kastner, malgré tous les sens interdits de sa vie, n'avait jamais aimé demander son chemin à qui que ce fût mais l'humidité, la solitude et le silence ambiants, cette fois, l'amenèrent à baisser sa vitre et, comme cette femme passait à sa hauteur, à s'excuser de la déranger :
- Pardon, fit-il, je crois que je me suis égaré. Je cherche un embranchement que je ne trouve pas. Vous n'auriez pas l'idée d'un embranchement, dans le coin ?
Il s'agissait d'une jeune femme un peu voûtée : de petits souliers plats, des cheveux ternes mi-longs qu'on dirait faute de mieux châtains, de grosses lunettes sur un bref nez busqué - le tout maquillé violemment puis emballé dans une tenue de jogging dépareillée. Expression fermée, peut-être craintive, rien d'attrayant, pas l'air méchant. Elle s'arrêta sans s'approcher tout de suite, son corps penché de côté sous le poids d'un sac à provisions. Un embranchement, répéta Kastner, un croisement.
Elle paraissait à première vue n'avoir pas d'idées sur ce sujet, puis elle ne semblait pas avoir tellement d'idées en général. Pas l'air bien dégourdie, jugea Kastner en insistant lentement, d'une voix mieux articulée, appuyant bien son doigt sur la carte qu'il présentait de travers par la vitre baissée. Launay-Mal-Nommé, précisa-t-il, c'est là que je vais.
- Launay, dit enfin la femme sans regarder la carte, je vois bien. C'est mon chemin. Attendez que je vous dise.
Un blanc puis, d'une voix monocorde, une succession de première à droite et de première à droite, d'à gauche avant un feu, de troisième au rond-point, on ne pouvait pas se tromper, rapidement Kastner avait décroché. Ecoutez, lui dit-il, si c'est là que vous allez, je pourrais vous avancer si vous voulez. Vous me guideriez. Montez. Si vous voulez. Un autre blanc puis elle fit juste un signe de tête, avec une phrase à propos d'un car que Kastner ne comprit pas lorsqu'elle contournait la voiture par l'arrière. Elle monta, posant le sac à la place de ses pieds. Durant tout le trajet le sac gênerait ses pieds mais Kastner n'oserait pas suggérer qu'on le transférât sur la banquette arrière.
Ce trajet fournirait le spectacle uniforme de maisons grises éparses, peu semblaient habitées, pas mal étaient à vendre mais qui voudrait, s'interrogea Kastner, de celles dont les étroites fenêtres ne donnent pas sur la mer : pas moi. Pas tellement un pays pour moi. J'aime mieux le soleil et de toute manière, en tout état de cause je n'ai pas l'argent. Sur les façades exsangues on distinguait parfois, pot de fleur ou linge étendu, l'indice de l'eau, signe de vie, s'évaporant du linge en irriguant la fleur. D'autres ne respiraient plus qu'à peine, vieilles enveloppes affranchies de publicités peintes cinquante ans plus tôt, bandages herniaires et phosphatines fantomatiques.
Immobile sur son siège, lèvres presque immobiles, sa passagère indiquait mot à mot le parcours à Kastner. Lequel, en principe concentré sur la route, usait de son œil périphérique pour détailler le brusque maquillage : paupières vert pomme, deux traits violets sur les sourcils, deux ronds de blush terre cuite sur les pommettes et rouge à lèvres extraterritorial grenat. Le tout sur un fond plutôt pâlichon. L'œil périphérique déchiffra même l'heure sur un petit bracelet-montre comme on en gagne dans les foires - dix-neuf heures moins quelque chose - et repéra quelques traces rouges qui s'écaillaient sur des lunules d'ongles rongés. En amont de l'un d'entre eux, Kastner crut identifier une alliance - mais non, l'objet s'étant retourné s'ornait d'une pierre merdique verdâtre assortie de trois brillants.