On progressait vers Launay-Mal-Nommé, la jeune femme se taisait complètement à présent. Histoire de meubler un peu, Kastner jugea bon d'exposer les raisons de sa présence. Employé par une petite société privée, on l'avait dépêché dans le secteur avec mission de retrouver une personne. Pour des raisons, précisa-t-il, qui lui échappaient - sans doute quelque pauvre affaire de recouvrement de dettes, comme c'était trop souvent le cas. Veillant à ne pas frôler sa passagère, il étendit le bras vers la boîte à gants pour en extraire à l'aveuglette deux ou trois photos de la personne. Ça ne vous dirait rien, par hasard ? Elle écoutait à peine ou ne comprenait pas tout, elle dit non comme elle aurait dit oui, elle n'avait pas l'air très heureuse ni très équilibrée. Kastner sentait monter en lui de la sympathie, non loin d'une vague solidarité.
Au détour d'un virage, la jeune femme pointa son doigt (c'est là, je descends là) vers une petite maison isolée près de la route : Kastner freina tout en rétrogradant. C'était une habitation basse et grisâtre, comme nombre d'autres dans le coin, flanquée d'un jardinet. Ralliées à l'état sauvage, des fleurs indécises y cernaient un palmier jauni, à moitié mort de froid malgré le microclimat, semblant un gros balai d'éboueur planté dans le sol et poussé là. Vous n'êtes plus loin, maintenant, dit la jeune femme, c'est tout droit sur un petit kilomètre. Merci, dit Kastner, merci bien. C'est moi, dit la jeune femme, je peux vous offrir un verre ? C'est que je ne voudrais pas abuser, dit Kastner. Voyons, fit-elle avec un demi-sourire inédit. Puis, comme elle se penchait pour ramasser son sac, sa main gauche effleura comme par inadvertance la cuisse droite de Kastner. Qui frémit imperceptiblement. Puis qui dit bon, d'accord, avant de se garer sur le bas-côté. Ne laissez pas la voiture là, dit la jeune femme, je vais vous ouvrir. Bon, bon, répéta Kastner dont l'auto franchit le portail et contourna l'habitation vers une courette symétrique au jardin. Kastner coupa le contact, sortit du véhicule et claqua la portière sans retirer son trousseau de clefs du tableau de bord.
La mer n'était pas loin. Par une fenêtre latérale, sans ligne d'horizon distincte, on croyait la voir se fondre avec le ciel dans le jour finissant. Kastner était maintenant assis dans un fauteuil d'osier peu confortable, un verre à la main, des brochures en pile à ses pieds. Les meubles du séjour étaient rudimentaires, désassortis comme dans les maisons qu'on loue pour les vacances ; une douille au bout d'un fil, au milieu du plafond, pendait sans son ampoule. Après un premier verre, Kastner en avait accepté un autre puis un troisième avant que la jeune femme lui eût proposé, vu l'heure et tant qu'on y est, de rester dîner. Cela changerait de l'entrecôte-frites avalée seul à grande vitesse, il n'avait pas dit non. Puis ils n'avaient plus échangé beaucoup de paroles. Kastner entendait la jeune femme déplacer des objets de verre et de métal dans la cuisine. Incongrue, aussitôt congédiée, l'idée le traversa que toute la vie pourrait s'écouler ainsi.
En attendant il fit l'inventaire des brochures : toujours les mêmes hebdomadaires du mois dernier, un magazine de programmes télévisés, l'almanach des marées pour l'année en cours. Feuilletant ce dernier, cherchant le jour qu'on était, peu familier de ces phénomènes il lui sembla quand même comprendre qu'à cette date correspondait, pour vingt-trois heures vingt-quatre, un coefficient record de marée haute. La jeune femme repassait de temps en temps dans le séjour, rétablissant les niveaux dans les verres jusqu'à ce que le dîner fût déclaré prêt.
Elle n'avait préparé que des aliments blancs, crevettes décortiquées, pâtes et yaourts nature, assaisonnés de sauces en tube aux couleurs non moins vives que ses fards. Vin blanc. Kastner lui posant des questions sur sa vie, la femme prétendit qu'elle avait travaillé l'an passé dans une conserverie, qu'elle avait dû quitter, qu'elle était à présent sans emploi comme pas mal de gens dans la région (c'est malheureusement le cas un peu partout, commenta Kastner avec gravité) mais qu'elle donnait un coup de main deux fois par semaine chez un mareyeur de Ploubazlanec (j'ai moi-même aussi travaillé dans le poisson, fit savoir Kastner sans autrement préciser).
A la fin du dîner, assez ivre en vérité, Kastner composa quelques sinueuses formules desquelles on pouvait déduire qu'il trouvait la jeune femme bien plaisante et qu'il était, ma foi, bien séduit. Comme en le resservant elle souriait, il jugea que les choses avançaient. Comme elle ne retirait pas sa main de la sienne, il estima l'affaire conclue. L'embrassant ensuite avec voracité, debout près de la porte, force lui fut d'admettre qu'il titubait un peu. Puis avec un ricanement, ses doigts cherchant aveuglément une ouverture dans le textile adverse, il commençait d'être excité lorsqu'une sueur froide l'envahit. La femme riait en secouant la tête, doucement elle caressa la joue de Kastner avant que sa main glissât sur son cou, contre sa poitrine, et lorsqu'elle franchit sa ceinture l'homme trembla de tout son corps et pâlit. Puis, bien qu'elle se fût encore serrée contre lui, Kastner continuait de trembler. Qu'est-ce que tu as ? fit-elle à voix basse. Kastner avait du mal à s'expliquer. Viens, dit-elle, on va prendre l'air, tu vas respirer un peu. Oui, dit Kastner, si vous si tu veux.
Il n'avait pas pris garde au temps qui passe pendant le dîner. Il fut surpris que la nuit fût déjà tombée si noire, opaque et mate, concrète ainsi qu'un matériau, privée d'étoiles comme si sa consistance cachait le plafond. Tout juste si, loin dans son coin, pendait une lune réduite à son plus fin copeau. A peine passé la porte, Kastner enlaçait à nouveau la jeune femme et se permit à présent, l'air frais, l'obscurité l'encourageant, d'explorer plus avant les choses. Elle ne paraissait pas rétive à cette démarche, ainsi Kastner était content. Attends un peu, dit-elle, viens. On sera mieux par là.
Pour aller par là, s'éloignant de la route, ils s'engagèrent dans un chemin de terre entre deux plantations d'artichauts. La jeune femme allait devant, Kastner suivait au jugé, trébuchant selon les accidents du sol, décontenancé par la nuit, le rut et le vin blanc. N'apercevant même pas ses pieds, l'homme découvrit au tout dernier moment que la mer était juste là, trente mètres en contrebas. Du haut de la falaise qu'il venait d'atteindre on ne la distinguait pas, mais Kastner comprit sa présence proche à son habituel grondement sourd, traversé de convulsions. Çà et là s'écrasant sur les roches, une vague plus forte explosait en grosse caisse, ensuite s'éparpillant en frémissements de cymbale cloutée. La jeune femme parut s'éloigner vers une silhouette de petit blockhaus, format guérite à deux places - l'idéal, balbutia la conscience de Kastner.
Mais un instant plus tard, elle avait disparu derrière cet édicule. Kastner le rejoignit, le contourna sans la retrouver. Comme il allait l'appeler, s'avisant juste alors qu'il ignorait son nom, timidement il émit quelques exclamations de type hé, oh, ého - suivies d'un euh prolongé à l'intention de lui-même, penché vers la mer mais s'appuyant d'une main au mur de la guérite.
Puis, comme il basculait dans le vide sous l'effet d'une violente poussée, son interjection se transforma en un cri étranglé, gémissement horrifié qui se prolongea pendant que ressuscitaient, à l'accéléré, les sensations de son dernier rêve. Pendant sa chute il eut à peine le temps de souhaiter s'éveiller encore avant de toucher le sol mais, cette fois, non. Cette fois son corps se disloquerait vraiment sur les rochers. De l'homme nommé Kastner ne resteraient plus assemblés que ses vêtements, changés en sacs d'ossements brisés. Deux heures plus tard la marée monterait se charger d'eux, puis son coefficient record les emporterait très loin des côtes et six semaines après, méconnaissables, la mer les restituerait.