Pour un premier jour, ils ont beaucoup marché. Leurs pas les ont amenés vers l'une des deux éminences aiguës que Gloire aperçoit de sa fenêtre. Ils parviennent à la base de cette éminence, depuis laquelle on peut rejoindre le sommet de l'autre par le téléphérique. Ils sont vêtus de clair, il fait presque chaud, Gloire avance la première et Salvador la suit à quelques mètres, sa veste jetée sur son épaule. Sous le pylône, près d'une petite maison de bois, simple édicule à toit monopente et percé d'un guichet, la benne vide du téléphérique a l'air d'un vieux modèle de tram ou de ferry-boat à quai. Près d'un gros rouleau de tickets, le buste d'un homme au visage cuit, aux doigts épais, vêtu d'un anorak, se découpe dans l'encadrement du guichet. Le paysage est silencieux, nulle âme qui vive à perte de vue sauf Salvador, Gloire et cet homme qui vend aussi des cartes postales du paysage.
Après avoir consulté les tarifs affichés, Gloire vient d'acheter à l'homme deux tickets lorsque Salvador la rejoint. A l'intérieur de l'édicule, l'homme s'est levé pour aller actionner le départ de la benne. Attendez, fait Salvador, attention. C'est que je ne peux pas monter là-dedans, moi. Gloire le regarde interrogativement. Je suis un peu sensible au vide, explique Salvador. Je ne le supporte pas au-dessous de moi. Ça me rend malade, si vous voulez. Ça me fait peur, c'est idiot, mais ça ne se raisonne pas.
Gloire le regarde avec un drôle de sourire un peu fixe, ses yeux sont presque liquides. Allons, venez, dit-elle avec une drôle de voix. Et Salvador, il n'y peut rien, la suit vers la cabine. La porte se referme sur eux dès que l'homme sorti de son édicule a manipulé manettes et leviers, puis appuyé sur un gros bouton vert : le téléphérique se met silencieusement en mouvement. Ils s'élèvent. Ils s'éloignent. Debout près des machines, l'homme voit décroître la cabine au-dessus de laquelle, en plein ciel, des aigles ou déjà des vautours décrivent de nouveaux cercles. Un vent très léger, par intermittences, fait sonner quelques harmoniques dans les câbles du téléphérique. Dont la cabine, à mi-chemin, vient de s'arrêter. Toujours pas de nouvelles de Béliard.
Vous prévoyez le pire, on vous comprend : mort de peur, sans pouvoir jeter le moindre regard au-dessous de lui, Salvador s'accroche de toutes ses forces à tout ce qui ressemble à une poignée, les serre si violemment que ses jointures blanchissent, que l'air lui manque. Mais voici que Gloire lui sourit, s'approche et pose deux doigts sur son épaule en lui soufflant de ne pas s'inquiéter. Voici que sa main passe de l'épaule au cou, puis à la nuque de Salvador, les cheveux de Salvador se divisent entre ses doigts. Et puis l'instant d'après, lâchant toutes ses poignées, c'est la jeune femme qu'il serre dans ses bras.
Comme elle est contre lui, ses lèvres sur son cou, Salvador ouvre un œil et, par-dessus l'épaule de Gloire, il voit distinctement l'abîme. Or, miracle numéro un, nul vertige ne le prend, aucun étourdissement, tous les points cardinaux restent en place, en bonne entente avec les dimensions. Et Gloire, miracle numéro deux, n'envisage pas du tout de faire tomber cet homme dans le vide, ni même peut-être à l'avenir de le laisser tomber de sa vie. Il est possible que nous n'ayons plus jamais besoin de Béliard - à moins qu'il soit seul responsable de ces opérations - car entre ciel et terre Salvador et Gloire s'embrassent encore. Et recommencent et recommencent. Et n'ont pas l'air de souhaiter que ça s'arrête : à voir ainsi leurs visages, leurs corps, il semble que l'un et l'autre n'éprouvent pour l'instant nulle peine, nulle inquiétude particulière. Il n'a plus peur du vide, elle n'a plus peur de rien.
DU MÊME AUTEUR :
LE MÉRIDIEN DE GREENWICH, roman, 1979
CHEROKEE, roman, 1983 ("double", n° 22)
L'ÉQUIPÉE MALAISE, roman, 1986 ("double", n° 13)
L'OCCUPATION DES SOLS, 1988
LAC, roman, 1989 ("double", n° 57)
NOUS TROIS, roman, 1992
LES GRANDES BLONDES, roman, 1995 ("double", n° 34)
UN AN, roman, 1997
JE M'EN VAIS, roman, 1999 ("double", n° 17)
JÉRÔME LINDON, 2001
AU PIANO, roman, 2003
RAVEL, roman, 2006
COURIR, roman, 2008
Cette édition électronique du livre "Les Grandes Blondes" de Jean Echenoz a été réalisée le 29 juin 2012 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage dans la collection "double" (ISBN 9782707319432, n° d'édition 4578, n° d'imprimeur 80848, dépôt légal avril 2008).
Le format ePub a été préparé par ePagine.
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ISBN 9782707324849