Rapide carrière : née Gloire Abgrall, précoce mannequin de mode adolescente, elle est entrée dans le monde des variétés sous ce nom de guerre imaginé par Gilbert Flon, son amant puis son agent.
Bilan : ces deux quarante-cinq tours, un projet d'Olympia, quelques tournées en vedette américaine, une troisième place aux meilleures ventes pour Excessif ; photographes, autographes, constitution de fan-club, horizon de cinéma ; tout cela prenant prometteusement forme avant la chute suspecte de Gilbert Flon, d'un quatrième étage dans une cage d'ascenseur.
Dès lors : soupçons, enquête, témoins à charge, inculpation, procès, verdict (cinq ans ; circonstances atténuantes), prison, libération pour bonne conduite, disparition.
De la sorte, ayant occupé tout le terrain dans les mensuels de teenagers, puis dans la presse hebdomadaire du cœur, s'étant fait sa petite place dans les rubriques Arts et spectacles des quotidiens, c'est d'en plus en plus noir sur blanc qu'ensuite on l'a transférée des colonnes Faits divers aux colonnes Justice avant qu'elle sombre dans la profonde colonne Oubli.
Qu'a-t-elle pu devenir en effet ? Plus la moindre nouvelle depuis quatre ans. Elle doit en avoir trente à présent. Le parcours perceptible de Gloire Abgrall s'interrompt net le jour de sa sortie de prison, date à partir de laquelle les parents et alliés qui lui restaient n'ont plus jamais reçu le moindre signe d'elle. Elle s'est évaporée dans la nature comme un petit millier d'autres personnes par an qu'on ne revoit jamais. Cependant Salvador et Donatienne ont bon espoir. En attendant que les hommes de Jouve la repèrent, ils mettent au point la forme de leur projet. Précisent l'ordre des documents de vidéothèque, archives, actualités de l'époque, interviews de proches, points de vue de spécialistes - magistrature, santé mentale et show-business.
Naturellement, Salvador n'est pas le premier à souhaiter retrouver Gloire Abgrall. Nombre de paparazzi s'y sont essayés. Sans autre résultat que, pour l'un d'entre eux revenu de tout, l'empreinte de son corps profondément gravée dans le toit d'une 605 stationnée devant la cathédrale de Rouen (Seine-Maritime), au terme d'une chute de soixante mètres.
Après que leur travail s'est achevé, que Donatienne s'est retirée, Salvador fait une fois de plus le tour de son bureau. Avisant, près de son enveloppe, l'opus enregistré de Gloria Stella, il retire un quarante-cinq tours de sa pochette, il dépose Excessif sur la platine. Debout près de la fenêtre il aperçoit, sur le boulevard, une femme en cuir en train de s'extraire d'un véhicule diesel. La chanson passe, il écoute les paroles, il fait éclater entre ses doigts les petites bulles en plastique de l'enveloppe, l'une après l'autre, comme il traitait déjà, trente ans plus tôt, en famille en vacances, les petites bulles de varech sur les roches submergées de la presqu'île de Giens (Var).
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Le matin de ce même jour, la femme qui avait scellé le destin de Jean-Claude Kastner s'éveillait peu avant neuf heures. Elle avait ouvert un œil sur le plafond grisâtre puis, l'ayant reconnu, s'était levée pour enfiler un informe peignoir vert molletonné. Mais aussitôt après, dans le miroir de la salle de bains, c'est son visage qu'elle reconnaissait moins.
Précipiter un homme dans le vide étant de ces choses qui vous feraient oublier de vous démaquiller, c'est un masque rétréci qui lui était apparu dans la glace, pétrifié par la sueur et suffoquant sous le plâtre du fard. Elle avait ravalé son image sans égards, eau froide et savon de Marseille, aussi délicatement qu'on traite une façade au jet sous pression. Ses cheveux étaient loin de faire l'affaire mais elle, qui n'en veut rien savoir, les avait brossés en arrière avec brutalité, donnant au miroir un mauvais sourire en montrant ses dents, qu'ensuite elle brossait non moins violemment. Au point que ses gencives saignèrent, que le manche de la brosse se brisa net entre ses lèvres, et la jeune femme avait juré tout en crachant une mousse rosâtre sur l'émail jaune du lavabo. Puis elle s'était interminablement rincé la bouche avant de se remaquiller à peine plus discrètement que la veille, ayant lié sa chevelure avec un élastique marron. Revenue dans sa chambre, elle choisit vite une blouse bleu ciel imprimée de plumes avec une jupe rouge vif, passant un grand tablier bleu marine par-dessus.
D'un trait, dans la cuisine, Gloire Abgrall vidait ensuite un bol de café. Sur les flancs du bol, des silhouettes de fruits et légumes au pochoir se couraient après sous les ébréchures. Coup d'œil par la fenêtre pour s'informer du temps : tendance gris clair très silencieux. Depuis longtemps les vitres n'avaient plus été faites et l'on ne distinguait pas bien clairement l'extérieur, mais dans la cuisine même on n'y voyait guère mieux comme si l'air non plus n'avait pas été fait. Reposant le bol sur la table, elle regroupait ensuite dans une page de journal quelques déchets alimentaires - croûtons, fanes, épluchures - avant de sortir.
Derrière la maison, le fond de la petite cour était bouché par une remise où stationnait une R5 borgne anciennement blanche et moisissaient quelques pneus déjantés, deux chaises dépaillées, un lampadaire énucléé. Un lave-linge de la première génération, une dernière lessiveuse avant disparition de l'espèce encadraient un clapier dans lequel un lapin, frémissant et charnu, braquait son œil opaque vers le court terme. La jeune femme traversa la cour avec sa nourriture, un petit vent râpeux frôlait ses tempes. Puis, comme elle allait se pencher vers la bête :
- Moi, dit Béliard, je ne désapprouve pas.
Gloire Abgrall tourna la tête et Béliard était là, assis sur son épaule. Tiens, voici qu'il était de retour. Négligemment posé sur l'épaule, jambes ballantes et regard ailleurs, Béliard prenait appui d'une main sur une clavicule, caressant de l'autre son propre menton. Ah, soupira-t-elle, tu es là. Béliard hocha la tête avec satisfaction.
- Et alors quoi ? fit-elle. Désapprouver quoi ?
Béliard croisa ses petites jambes en se fendant d'un rire sec :
- Le type d'hier soir, dit-il, d'autres désapprouveraient. Moi pas. Tu étais dans ton droit, Gloire, tu en as assez vu. On t'en a suffisamment fait voir. Je te le dis comme je pense.
- Je me fous de ce que tu penses, déclara Gloire.
- Je me dois de te le dire, fit observer Béliard d'un ton pincé, cela fait partie de mes attributions. Maintenant, tu en fais ce que tu veux.
Puis il se tut, croisant boudeusement les bras et regardant droit devant lui. Bon, dit la jeune femme, ne fais pas la gueule. Je ne fais absolument pas la gueule, fit Béliard froidement, si tu savais ce que ça peut m'être égal. Allons, dit-elle. Allons, Béliard.
Béliard est un petit brun maigrelet, long d'une trentaine de centimètres et présentant un début de calvitie, une raie sur le côté, une lèvre supérieure et des paupières tombantes, un teint brouillé. Il est vêtu d'un complet de coton brun, cravate violet foncé, petits souliers marron glacé cirés à la salive. Visage veule assez disgracieux quoique expression déterminée. Bras croisés, ses doigts dépassant de manches un peu trop longues pianotent sur ses coudes.
Au mieux, Béliard est une illusion. Au mieux il est une hallucination forgée par l'esprit déréglé de la jeune femme. Au pire il est une espèce d'ange gardien, du moins peut-il s'apparenter à cette congrégation. Envisageons le pire.
S'il en est vraiment un, né trop moche et trop petit pour être officiellement reconnu par une confrérie soucieuse de son physique de cinéma, tout de suite on l'a placé à l'Assistance. A moins qu'on l'ait abandonné sur une aire d'autoroute à l'occasion d'un déplacement, d'une procession, d'un congrès d'anges à l'étranger, cadenassé par son auréole de service à un poteau indicateur. Toujours est-il que très jeune il lui a fallu se débrouiller seul, mettant à profit malgré tout les dons et qualités conférés par sa naissance. Mais ignoré des siens, renié par sa hiérarchie, peut-être même frappé d'interdiction professionnelle, c'est en free-lance qu'il exerce le métier, hors cadre et le plus discrètement possible.