D'ailleurs il n'est pas toujours là, du moins pas toujours physiquement présent : la fréquence et la durée de ses séjours auprès de la jeune femme varient. Parfois il reste absent deux mois, parfois c'est tous les soirs qu'il passe comme au bistrot pour l'apéro, parfois deux heures en plein milieu de la nuit comme chez une fille. Toujours plutôt préoccupé de lui-même, pas trop regardant sur les principes, souvent d'assez mauvaise humeur. Il arrive aussi qu'il observe des horaires de bureau, un petit neuf à cinq de croisière, mais il peut également rester trois semaines terré sur son coin d'épaule, immobile, nerveux, pas bavard, l'air traqué, comme planqué, peut-être objet d'avis de recherche. Bref, il est assez irrégulier. Seule règle générale, il ne se manifeste que lorsque Gloire est seule, ce qui est fréquent depuis quatre ans. Pour le moment, ces derniers temps il n'est pas très assidu. Il ne passe que deux ou trois fois par semaine. Ce n'est pas qu'il fasse grand-chose quand il est là, d'ailleurs, mais enfin il est là.
Pour l'instant il s'éclaircissait la gorge en se tamponnant les lèvres d'un mouchoir en boule. Il paraissait perdu dans ses pensées. Ça t'a fait le même effet ? prononça-t-il d'une voix distraite, sans tourner son regard vers la jeune femme. Qu'est-ce que tu dis, fit-elle sur le même ton, quel effet ?
- Le type d'hier soir, précisa Béliard. Quand tu l'as poussé. Ça t'a fait quel effet ? Rapport aux autres fois, je veux dire.
- Espèce de petit con, souffla Gloire, sale pauvre petit con de merde. On avait dit qu'on ne parlait jamais de ça.
- Je fais mon métier, rappela Béliard.
Comme Gloire se penchait vers le clapier, Béliard pour conserver son équilibre s'était reculé très en arrière de l'épaule, carrément installé sur l'omoplate. Quand elle se redressa brusquement sans prévenir, il manqua basculer cul par-dessus tête mais se rétablit de justesse : ah, grinça-t-il, comme c'est intelligent.
Puis, ayant rétabli son assiette : alors aujourd'hui tu fais quoi ? Tu verras bien, dit Gloire. Je souhaiterais participer un peu aux décisions, déclara Béliard avec force, j'aimerais avoir mon mot à dire. Je suis quand même un peu là pour ça, non ? Elle, s'étant retournée, marchait à présent fermement vers la maison. Mais qu'est-ce que tu fais ? s'inquiéta-t-il. Où tu vas, là ? Je veux pisser, dit abruptement Gloire, et peut-être que je vais chier aussi, je ne sais pas encore. Bon, dit Béliard en détournant les yeux, pinçant et fronçant narines et sourcils, ça va, je me retire un moment. Ça, dit Gloire, c'est une idée. Dès qu'il se fut évaporé, machinalement elle balaya son emplacement du bout des doigts, comme pour s'épousseter bien qu'il n'y traînât jamais rien, Béliard ne laissant pas plus de traces - rognures d'ongle, sueur, débris textiles - qu'il ne pesait, immatériel, sur son épaule.
Il revint s'y poser vers midi, comme Gloire achevait de faire disparaître toute trace du passage de Jean-Claude Kastner. Il l'avait regardée faire en grommelant d'abord sourdement avant de s'enfermer dans un silence méditatif, sans plus délivrer ni avis ni conseil : service minimum. Le jour passait, décrut. En fin d'après-midi Gloire s'était installée sur un pliant, sous le palmier, en vue d'y parcourir des magazines. Garnissant l'hémisphère inférieur de l'arbre, les palmes sèches cliquetaient comme des crécelles ou comme eussent grelotté, du bout du bec, une bande d'oiseaux fiévreux. Pas si facile de lire avec l'autre imbécile assis sur votre épaule et qui, naturellement, lit en même temps que vous. Pas toujours au même rythme, qui plus est : attends un peu, dit-il une fois que Gloire allait tourner une page, deux secondes s'il te plaît. C'est bon, tu peux y aller. Puis, le soir venu : - Bon, dit-il en frissonnant soudain, je ne devrais pas tarder à songer à rentrer.
- C'est juste, fit Gloire en jetant un coup d'œil sur sa montre, il va bien falloir y penser.
Béliard s'ébroua, s'étira puis se mit à bâiller longuement. Soupirant d'aise ayant bâillé, pas trop l'air disposé à bouger, il considérait le soleil couchant en clignotant des yeux comme s'il s'éveillait, faisant intérieurement le point, se remémorant la suite du programme. Ces derniers temps il s'en allait toujours vers la même heure - quant à savoir où il va, jamais ce sujet n'est abordé. S'il n'était pas incorporel, sans doute réclamerait-il un café, un petit verre pour la route. Mais dans son état de substance jamais à ce jour il n'a manifesté les moindres faim ni soif. Allons, murmure-t-il enfin, je me sauve.
Après sa vaporisation, Gloire passe une soirée coutumière. Se sert un verre de vin, du pain avec du beurre - l'un dur car de la veille, l'autre aussi car sortant du frigo. Boîte de chili au bain-marie puis yaourt aux fruits exotiques qu'elle absorbe debout l'un après l'autre, mécaniquement, sans plus de pause que le ruban de spots, jingles et flashes dévidé par la radio. Parfois elle reprend à voix basse, à l'octave, un des refrains de la radio. Vaisselle rapide avant d'éteindre la radio, d'allumer la télévision qu'elle n'arrive pas à regarder.
Impossible de la regarder, comme si Gloire en avait perdu le mode d'emploi. Un téléfilm démarre, qu'elle se contraint à suivre jusqu'à la fin - mais ce n'était que la fin du prégénérique, le téléfilm ne commence vraiment qu'à présent, c'en est décourageant. Elle tente de se concentrer sur l'intrigue mais en vain : sans qu'en elle rien ne les retienne, les images la traversent comme des rayons X, comme un vent électronique indifférencié, monochrome et lisse, tiède et sourd. Gloire trouve la force d'éteindre l'appareil avant l'hypnose.
Silence. Un regard sur le réveil, qui rampe à contrecœur vers vingt-deux heures. A cet instant, dehors, plus aucun animal ne donne signe de vie, plus aucun véhicule sur la route. Silence étourdissant dans lequel se développent, s'amplifient toute espèce de pensées parasites qui sont un mot, un nom, une ritournelle incohérente de mots et de noms, boucle mélodique insane dont l'écho va et vient, se distord et tourne en rond, comme dans un tambour clos, dans l'esprit de Gloire assise en face de rien. Pour interrompre le système elle rallume à fond la radio qu'elle éteint aussitôt, épouvantée. Elle se lève, elle marche quelques mètres avant de se rasseoir ailleurs, c'est tous les soirs pareil. Vingt-deux heures trente et nulle envie d'aller dormir malgré l'éventail, déployé près de son lit, de somnifères multicolores qui ne demandent qu'à se rendre utiles. Gloire se lève brusquement, empoigne le col de son manteau.
Elle file au Manchester qui est à dix minutes de R5, qui est une sorte de night-club rural comme on en trouve parfois en lisière des sous-préfectures, parfois même carrément en rase campagne, on se demande ce qu'ils font là. Sous une paillotte en dur, ce n'est qu'un bar qui ferme un peu tard, jouxtant une petite piste où ne dansent guère, deux matins par semaine, qu'une femme de service avec un balai. Ce soir il n'y a personne au Manchester à part trois jeunes types occupés à faire assez de bruit près du bar. Les jeunes types se ressemblent comme des frères, ils arborent des bombers et de larges bluejeans français, cheveux filasse et chemises à carreaux. Ils sont le produit de croisements d'agriculteurs, d'ouvriers et de pêcheurs et deux sur trois sont demandeurs d'emploi, Gloire ne les connaît pas. Elle commande quelque chose à boire, non loin de ces types qui ont eux-mêmes pas mal bu. Comme l'un d'eux, le plus grand, s'adresse à elle un peu familièrement, les deux autres se gondolent derrière. Nous avons cru comprendre qu'elle n'aime pas beaucoup ça.