Maintenant Gloire s'est un peu calmée, elle vient de remarquer qu'un souterrain de clarté dorée menace les racines de ses cheveux ternes. Prévoir teinture en fin de semaine. Changer ce Tricostéril. Trouver un truc à se mettre. Boucler ce bracelet-montre à son poignet : dix heures moins le quart. Tiens, au fait, et Béliard ? Toujours nue comme un ver, Gloire allume une cigarette en même temps que le téléviseur, or la télévision, le matin, n'est pas moins raide qu'un gin à jeun. Mais elle vient s'habiller, devant le récepteur, comme s'il était quelqu'un : elle enfile encore un de ses trucs impossibles, un jacquard à motifs de cristaux de givres et d'oursons verts, jaunes et mauves sur fond chiné, sur un pantalon de survêtement bleu marine serré aux chevilles.
A la télévision, une présentatrice d'informations fait état de ce que les vieillards qui boivent du vin ont des capacités de raisonnement supérieures de 27 % à celles des vieillards qui n'en boivent pas. Un espoir pour les viticulteurs, commente la présentatrice, et Gloire se demande si cette glose relève de l'humour involontaire ou pas. Elle retire ses cheveux en arrière, elle remet ses lunettes, un éclair dur dans son regard traverse les verres, elle fait peur. Un autre flash de soleil pâle traverse la vitre empoussiérée vers le lit défait, rend les draps froissés plus sales qu'ils ne sont. Il fait à présent presque froid dans la chambre. Gloire, sommairement, retape son lit pour réchauffer l'atmosphère. Ensuite elle sort examiner le contenu de la boîte aux lettres : bien peu de choses, prospectus et papiers divers qu'elle jette sans même les regarder, ne conservant qu'une enveloppe à en-tête du cabinet Bardo, rue de Tilsitt, Paris, contenant un chèque signé du nom de Lagrange. Dix heures et demie, onze heures et quart, décidément Béliard est très en retard. A sa place, quelqu'un frappe à la porte-fenêtre de la cuisine : Alain.
Alain, marin retraité dans les cinquante-cinq ans, l'air d'en savoir peut-être un peu moins. Pas grand, trapu, visage en box-calf écarlate, œil bleu Gitanes et court cheveu roux électrique. Vareuse à col en V, pantalon du même bleu délavé. Boite un peu suite à un accident mais demeure stable sur ses courts membres inférieurs.
Alain passe dire bonjour à Gloire de temps en temps, se laisse volontiers servir deux petits verres de rhum, discute avec elle de sujets bénins, la météo, la marée, les gens du coin, les commerçants, parfois il lui apporte un poisson. Un gros, un petit, selon. Quand il sourit, tout se plisse autour de ses yeux. Quoique volontiers bavard il s'exprime sur un ton hésitant, presque interrogatif et, suite à un autre accident, les mouvements de ses lèvres ne sont pas tout à fait synchrones avec ses paroles. Par exemple, il dit :
- Ça se passe bien, Christine ?
- Ça va, dit Gloire, ça va. Un petit café ?
Cette fois, Alain pose sur la table un muge de moyenne dimension, ce n'est pas le meilleur poisson qui soit, le muge, mais bon. Puis il parle du temps qu'il juge normalement de saison, puis de la marée qui était exceptionnelle avant-hier comme on sait, plus de 115, pas loin de 120. Ce phénomène provient, précise-t-il, de l'alignement de la Terre avec la Lune et le Soleil qui est ce qu'on appelle une syzygie. Une quoi ? fait Gloire. Une syzygie, répète Alain qui renverse la tête pour vider plus vivement son café d'un trait. S'ensuivent quelques souvenirs habituels de ses voyages et plus précisément de l'Australie. Australie dans laquelle, assure Alain, voici pas si longtemps encore, on mangeait des côtelettes assaisonnées de confiture. De là bifurque-t-il vers d'autres préparations carnées, généralise-t-il à la viande de consommation, puis à la personnalité controversée du boucher local. Et il est bon, ce boucher ? feint de s'intéresser Gloire qui se nourrit surtout de laitages, de conserves, de légumes, d'un œuf dans une crêpe ou de rien.
- Il sait y faire, dit Alain. Il est bon.
Il réfléchit avant de développer, ce dont profite Gloire pour lui resservir un peu de café.
- C'est bon, développe-t-il, mais comment dire. Les animaux sont toujours un petit peu, par rapport à ce qu'on veut, toujours un petit peu trop vieux, c'est ça. Vous lui demandez de l'agneau, vous aurez presque du mouton.
Gloire sourit, puis ricane nerveusement.
- Vous désirez du veau, poursuit Alain, il vous donne quasiment de la génisse. Il prépare bien les bêtes, rien à dire, mais il aime mieux les prendre un peu âgées.
Gloire s'est mise à rire en silence, par petites vagues irrépressibles qui bientôt gonflent dangereusement, qui montent, s'agitent, déferlent enfin sous le regard incompréhensif du marin. Maintenant Gloire hoquette sans pouvoir s'arrêter. Alain essaie d'intervenir mais elle lui fait, d'une main, désespérément signe de se taire. Arrête, fait-elle entre deux spasmes, arrête, s'il te plaît. Tais-toi. Va-t'en. Troublé par ce tutoiement, l'autre s'est arrêté de parler, l'a regardée curieusement puis a pris le parti de s'en aller. Il sort, il semble réfléchir. Il avait bien compris qu'elle n'est pas tout à fait normale. Mais quand même à ce point.
Il s'en va sur la route, vers son petit domicile qui se trouve non loin. En sortant de la maison de Gloire, dans son trouble Alain n'a pas pris garde à la Volvo 360 gris-bleu métallisé garée devant chez elle. Carrosserie perlée de rosée, vitres étouffées par la buée, il semble qu'il n'y ait personne dedans. Or, équipé d'un carton de Vittel, d'une cartouche de Pall Mall et d'un radiotéléphone, il y a quelqu'un dedans.
7
Ce radiotéléphone grésille mais il fonctionne : ici Boccara, dit une voix. Vous m'entendez ?
- Oui, dit Jouve. Tu as vite fait, dis donc, tu es bien sûr que c'est elle ? C'est bon, je vais communiquer ça au client. Tu ne bouges pas, tu attends mes instructions. Pardon ? Eh oui, je sais bien qu'il fait froid. Couvre-toi bien.
La journée commença vers neuf heures du matin. Climat continental. Après avoir fixé rendez-vous à Personnettaz - midi au bureau, - Jouve avait mis son manteau pour traverser la ville en diagonale sud-ouest nord-est, par le métro. C'est à la station Botzaris qu'il descendit pour emprunter une large rue calme de facture provinciale ornée de platanes, environnée de villas confidentielles, peu passante et peu commerçante : en marchant vers l'antenne de police, Jouve ne longea qu'un modeste salon de coiffure, une pharmacie vide, une école primaire, des sièges d'associations caritatives et d'entreprises tous corps d'Etat.
Humble antenne de police que celle du quartier Amérique. Bâtiment bas sans grâce en mal de ravalement, fenêtres aux grillages oxydés, façade pouilleuse au milieu de quoi les trois couleurs d'un drapeau national malpropre, entortillé sur sa hampe en vieux rideau, se grimpaient les unes sur les autres. Petit commissariat loin des choses de ce monde. N'y devaient être affectés qu'officiers débutants, officiers en préretraite, officiers fautifs et rétrogradés. La porte principale avait une tête d'entrée de service. Jouve la poussa.
On semblait avoir fait un petit effort depuis la dernière fois, racheté des meubles et repeint la réception en vert, de toute façon Jouve ne venait pas souvent. Derrière une sorte de comptoir, un jeune fonctionnaire enregistrait les plaintes sur une grosse machine à écrire d'avant l'électrification. Jouve prit son tour sur un banc en parcourant les affichettes punaisées sur les panneaux de liège, survolant le plan de l'arrondissement, considérant deux avis de recherche dessinés par une main inexperte et prêtant une oreille aux plaignants.