PIERRE LEMAITRE
Les grands moyens
ÉPISODE 1
20 mai — 17 h 00
La rencontre imprévue qui va faire basculer votre vie, la plaque de verglas sournoise, la réponse que vous donnez sans réfléchir… Les choses définitives ne mettent pas un dixième de seconde à se produire.
Prenez ce petit garçon, il a huit ans. Qu’il fasse simplement un pas de côté et tout peut changer, irréversiblement. Une amie de sa mère qui tire les cartes a prédit que son père mourra dans l’année.
Depuis ce jour-là, il vit dans l’angoisse. Son imaginaire entier s’est engouffré dans cette histoire de sorcière, il fait cauchemar sur cauchemar. Quand la menace réapparaît, il exécute toutes sortes de rites conjuratoires, convaincu que si son père meurt, ce sera de sa faute. Aujourd’hui, « si je ne pose pas le pied sur un joint du trottoir, mon père ne mourra pas ». C’est seulement à partir du boulanger que ça compte. Il est quasiment en apnée depuis le départ et le chemin est long jusqu’à l’école de musique. Or, quelque chose lui dit que cette fois il n’y arrivera pas et il ne trouve rien, pas de prétexte, aucune exception qui pourrait l’autoriser à un renoncement valide. Une rue, deux rues, on voit déjà le boulevard mais l’impression qui domine est que plus on approche de la délivrance, plus on approche de la catastrophe. Il marche les yeux rivés au trottoir, son étui de clarinette se balance à peine au bout de son bras. Il en a des transpirations mais le voilà à deux cents mètres de l’école de musique. Allez savoir pourquoi, un pressentiment peut-être, tout en marchant, il lève les yeux et voit soudain son père, dans l’autre sens, emprunter le couloir en bois qui mord sur la chaussée et permet de contourner l’échafaudage qui occupe toute la largeur du trottoir. C’est très rare que son père arrive aussi tôt. Les images qui suivent s’inscriront au ralenti dans son souvenir. Car évidemment cette seconde d’inattention est de trop, le temps de se reprendre, de baisser les yeux, notre petit garçon est stoppé net. Son pied est posé en plein milieu du joint en ciment… Donc son père va mourir, c’est fatal.
Ou encore, prenez cette fille. Pas très jolie, étudiante en économie, jamais eu de relation sexuelle. Elle dit que « simplement, ça ne s’est pas présenté », c’est bien plus compliqué, mais peu importe. On est en mai, elle a vingt-deux ans, voilà tout ce qui compte parce qu’à cet instant précis, elle se trouve à l’angle de la rue Fréret devant un homme qui la désire, il l’a invitée pour ça, pour lui dire qu’il la désire. Il suffit qu’elle dise oui ou non, ou même qu’elle ne dise rien pour que tout bascule dans un sens ou dans l’autre. Et pas seulement pour cette question assez prosaïque de sa virginité. Parce qu’elle va dire non. L’homme va alors l’assurer qu’il comprend (tu parles…), elle va le suivre des yeux et à l’instant où elle va regretter son refus et vouloir le rappeler… Trop tard.
L’explosion est tellement puissante qu’elle fait vibrer tout le quartier, c’est comme un séisme, on en ressent le souffle à plusieurs dizaines de mètres. En une fraction de seconde, le petit garçon voit le grand corps de son père s’envoler, on jurerait qu’une main géante vient de le pousser brutalement au niveau de la poitrine. La jeune fille, elle, n’a que le temps d’ouvrir la bouche, son ex-futur amant est déjà en l’air et traverse, la tête la première, la vitrine du magasin Women’Secret. Les passants projetés au sol se protègent la tête avec les bras. La déflagration balaye les vitrines des magasins mais aussi tout ce qui se trouve dans les cerveaux. Une femme en robe imprimée est projetée en arrière, sa tête heurte violemment la balustrade en bois du passage aménagé devant l’immeuble. Au bruit de l’explosion succède un assourdissant vacarme métallique : avec un léger retard sur la détonation, comme s’il avait pris le temps de la réflexion, l’échafaudage se soulève légèrement de terre puis s’effondre massivement, on dirait qu’il s’assoit, on voit cela parfois à la télévision, des barres d’immeubles qui donnent l’impression de fondre d’un coup.
Pendant de longues secondes, plus personne ne pense, les esprits semblent soufflés eux aussi, comme des bougies. Même les bruits ordinaires de la ville ont été repoussés, il règne sur le lieu du sinistre un calme inquiétant, vibrant, on dirait que toute la ville vient de mourir, tuée net.
Un homme d’une trentaine d’années, posté à l’angle des rues Fréret et Servier, n’a rien perdu de la scène. Il a réglé la bombe sur dix-sept heures mais c’est théorique parce qu’en réalité, ces machins-là, on ne sait jamais si ça va marcher comme on veut. Et même si ça va marcher tout court. On comprend mieux son état de nervosité quand on sait que c’est sa première bombe. Pour ne rien manquer de l’événement, il s’est installé à la terrasse d’un café et, une minute avant l’explosion, il a posé son téléphone portable sur une table, à la verticale, l’objectif fixé vers l’immeuble. La date et l’heure s’affichent en bas de l’écran.
Aujourd’hui, il ne se passe plus rien au monde qui ne soit capté par un appareil, qui ne génère au moins une image instantanée. Même cette explosion, inattendue et improbable à cet endroit de Paris, sera immortalisée par une vidéo. La chose est évidemment facilitée par le fait que c’est le poseur de bombe qui assure le reportage. C’est un peu comme si Jupiter avait tenu lui-même la caméra à Fukushima.
ÉPISODE 2
17 h 01
Lorsque l’information a suffisamment pris son élan, elle éclate enfin dans les esprits. Ceux qui ont échappé au cataclysme regardent, sans bien comprendre, le paysage nouveau qui s’offre à eux. Les devantures des magasins se sont volatilisées, deux murs en briques situés sous l’échafaudage se sont effondrés, provoquant un nuage de plâtre qui se dépose partout, lentement, comme de la neige sale. Le plus spectaculaire est évidemment cet amoncellement de barres métalliques et de planches en contreplaqué, quatre étages de tubulures, ça n’est pas rien. L’ensemble s’est écroulé quasiment à la verticale. Le monceau de traverses est hérissé de tubes qui pointent vers le ciel, comme une gigantesque coiffure punk.
Combien sont-ils sous les décombres ou recouverts par les débris de verre, les morceaux de bitume, impossible à dire. Tout ce qu’on voit, ce sont quelques corps allongés, de la terre, du sable, partout cette poussière de plâtre et aussi des choses assez étonnantes, comme ce cintre, accroché à un panneau de sens interdit, portant une veste à parements bleus. Dans les tremblements de terre, sur les gravats des maisons dévastées, on voit des choses comme ça, un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semble avoir déposé là avec délicatesse pour montrer que Sa colère est maintenant calmée.
Les sirènes commencent déjà à mugir. La confusion cède la place à l’urgence, à l’énergie, aux secours, les personnes valides se précipitent vers les corps allongés. Certains se relèvent, difficilement, retombent à genoux, exténués. Au silence de la stupéfaction succède le brouhaha progressif des cris, des hurlements, des instructions, des sifflets. Les gémissements sont recouverts par le concert des klaxons.
17 h 03
Le jeune homme quitte la terrasse du café. Appelons-le Jean. En fait, il s’appelle John mais c’est une longue histoire, il se fait appeler Jean depuis l’adolescence, on s’intéressera à ça plus tard. Donc, pour le moment, Jean. Cette explosion est le résultat de plusieurs mois de travail mais malgré cela, il ne savait absolument pas quels dégâts ça allait faire, malgré ses prévisions, ses projections, c’était vraiment l’inconnu. Un professionnel sait sans doute avec précision. Jean, lui, a été contraint de se fier en grande partie à son intuition. Il a fait pas mal de calculs, mais la réalité n’a pas grand-chose à voir avec les calculs, tous les poseurs de bombe vous le diront. Quoi qu’il en soit, il a fait au mieux avec les moyens dont il disposait. Maintenant, comme dit Rosie : « Le travail ne fait pas tout. Dans la vie, il faut aussi de la chance. » Et de toute manière, c’est trop tard. La bombe a fonctionné, c’est le principal. Même s’il a des inquiétudes sur le bilan exact de l’opération, elle devrait porter ses fruits. Les rescapés tentent déjà de secourir les victimes restées au sol. Jean ne reste pas sur les lieux de l’explosion. Lui, il est le poseur de bombes.