— Comment ça, a demandé Louis, qu’est-ce qui peut se passer d’autre ?
Camille n’en a aucune idée. Il en est certain, voilà tout. Ça va tourner autrement. Pas du tout comme prévu. Quelque chose va forcément nous échapper. La seule certitude, c’est que Jean va mourir très bientôt. Mais où et comment, ça…
De la fenêtre du bureau, il voit Jean sortir, Rosie à ses côtés, tous les deux avec leur petite valise. Jean refuse de monter dans le véhicule qui l’attend, il hèle un taxi. Camille ferme les yeux, il est accablé. Le taxi qui s’arrête est évidemment celui que les flics ont posté, le chauffeur a l’air vrai. Allons, quand il faut y aller… Camille enfile sa veste, descend l’escalier, monte à l’arrière de la voiture numéro 1. Dans l’habitacle résonne déjà le faisceau des voix des suiveurs (« Mouton à 11 heures — 34, à vous… »), le taxi de Jean roule dans Paris, pisté par une cohorte invisible de près de quinze personnes. Ça ressemble au fantôme d’un convoi mortuaire.
ÉPISODE 14
20 h 05
Les voix ne s’affolent pas réellement mais tout de même, ça cloche. Camille sent, à un petit frémissement dans l’échine, qu’on y est. Presque. Pas tout à fait mais presque.
Ce n’est pas le chemin vers l’aéroport.
Jean prépare-t-il un ultime coup de Jarnac, rien d’impossible.
Mouton à 13 heures, Mouton rue Plantagenet, Mouton où tu veux, se dit Camille, le scénario des experts ne va pas tarder à tourner à l’eau de boudin.
Le taxi est maintenant dans la direction exactement opposée à celle de l’aéroport Charles-de-Gaulle, plein sud. Dans la voiture le ton monte, qu’est-ce qu’il fout ce con-là. Le portable de Camille sonne toutes les vingt secondes, il le coupe. Et merde. Lui aussi est tendu, on va où comme ça ? Est-ce qu’on est en train de se faire balader ? Les équipes demandent des instructions à Camille.
— On suit et on voit.
Le taxi tourne ici et là, dans le haut-parleur, on entend Jean donner ses ordres (« A droite au feu… première à gauche »), le chauffeur fait mine de râler :
— Où on va comme ça ?
C’est le code pour demander ce qu’il faut faire. Camille ne fait même pas semblant de maîtriser, en réalité on se laisse embarquer, moyen de faire autrement…
Jean visiblement sait où il va, voilà ce qui inquiète tout le monde. Il sait et nous, on ne sait pas.
Et enfin le taxi s’arrête devant les grilles du square Montpeyroux, un grand rectangle bordé d’immeubles haussmanniens. Les trois rues qui le longent sont plantées de réverbères qui projettent une lumière douce, jaune et bleue. La voiture de Camille dépasse rapidement le taxi, tourne à droite et pile. On attend les instructions. Toutes les unités se mettent en stand-by. Le timing bat de l’aile. La voix de Jean :
— Vous nous attendez ici, dit-il au chauffeur.
La caméra d’un suiveur attrape Jean et Rosie sortant du taxi, sur l’écran de contrôle on distingue leur silhouette qui s’immobilise devant la grille du square, par le micro dissimulé dans son manteau, on perçoit la voix de Rosie, inquiète :
— Qu’est-ce qu’on vient faire là, Jean ?
On n’entend pas la réponse, y en a-t-il une d’ailleurs ? Jean tire la porte de la grille qui s’ouvre sans un bruit.
Camille est sorti précipitamment de la voiture et s’est mis à courir, d’un coup. En quelques secondes, le voilà à la grille, il a juste hurlé à toutes les équipes de ne rien faire, les dés sont jetés, combien de bombes vont exploser ? Où et quand ?
Déjà, Rosie et Jean s’enfoncent dans l’ombre du square, vaguement baignée de lumière jaune. À l’instant où Camille y entre à son tour, ils sont arrêtés devant l’aire de jeu. Jean laisse Rosie, fait quelques pas et disparaît. Des secondes lourdes s’égrènent avec une lenteur de bombe à retardement, Camille hésite à foncer mais il n’en a pas le temps, voici Jean qui revient. Il sort d’un fourré, il tient à la main un téléphone portable et se tourne du côté de Camille. C’est curieux, cette scène, comme suspendue. Dans la lumière diffuse du square, là-bas Rosie, qui serre dans ses mains son sac de vieille fille, à côté d’elle Jean, son grand fils, avec son téléphone à la main qui regarde le commandant Verhœven et Camille, stoppé net dans son élan, qui se demande ce qui va se passer. Jean alors se penche sur son téléphone et presque aussitôt une musique se met à chuinter dans l’appareil, Jean monte le son du haut-parleur. Camille tend l’oreille, il voit maintenant Jean tendre sa paume ouverte à Rosie, comme pour l’inviter à une danse et c’est bien ça, une danse, Jean et Rosie sont dans les bras l’un de l’autre. Ils dansent. Maintenant Camille reconnaît la musique, une chanson, Gilbert Bécaud :
Camille sent son téléphone vibrer, il l’arrache précipitamment de sa poche. SMS de Jean : Il n’y a plus de bombes. Merci pour tout.
Camille relève la tête. Lui revient soudain la phrase de Basin :
— Pour le déclenchement, tout ce qui produit une impulsion peut servir, un téléphone portable…
Camille se jette au sol à la seconde exacte où la bombe explose sous les pas des danseurs. Le souffle surpuissant le cueille en plein ventre, le projette en arrière et le fait rouler sur le chemin de terre. Le bruit de la déflagration est assourdissant, à vous faire jaillir les yeux de la tête. Les fenêtres des immeubles de la place volent en éclats, un torrent de verre.
Lorsque Camille parvient à se redresser, les arbres du square sont en train de flamber. L’aire de jeux s’est volatilisée, c’est maintenant un vaste cratère de trois mètres de large sur environ un mètre de profondeur.
Remerciements
Merci à Thierry Vareilles pour son aide et ses précieux renseignements (on trouvera l’essentiel de son travail ici : http ://thierry.vareilles.pagesperso-orange.fr/).
Et évidemment, merci à Sam. Bien sûr.