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22 h 30

Ministère de l’Intérieur. Réunion de crise. La Section antiterroriste, à qui revient l’affaire, est formelle : pas d’islamiste dans ce coup-là. On va recevoir des revendications de fantaisie mais ce n’est ni la technique, ni le lieu, ni le moment, aucun signalement ni de la part des indics, ni des agents infiltrés, aucune source, non, le terrorisme politique ou religieux, c’est exclu. Le nommé Marsan dit la vérité. C’est bien lui.

— Bordel, dit le ministre, des obus de la Première Guerre ? Ça marche encore, ces trucs-là ?

— Pas toujours, répond l’expert de la Sécurité civile, il y a beaucoup de déchet. Mais visiblement, celui de la rue Fréret était en bon état…

— Sept ? Une explosion tous les deux jours, c’est ça ? (Décidément, l’information ne passe pas). Et il veut sa mère.

— C’est ça, monsieur le ministre. Sa mère.

— Il croit qu’on va l’envoyer en Australie et attendre une carte postale avec l’adresse de ses bombes, il est con ou quoi ?

Alors d’un coup : le black-out. Personne ne sait si c’est la bonne décision mais de toute manière, on n’a le choix qu’entre des mauvaises solutions.

— Officiellement, dit le ministre, c’est une conduite de gaz ou quelque chose comme ça, débrouillez-vous. Gagnez du temps et vous (il s’adresse au type de l’Antiterrorisme), enquêtez et… euh… faites ce que vous avez à faire.

Le ministre se lève.

— Arrêtez-moi cette connerie.

Il sort. Traduction libre du chef de cabinet : « Mettez-lui les couilles dans l’étau, à votre type. Et serrez bien fort. »

23 h 15

Le bilan de la rue Fréret est un vrai miracle. Vingt-huit blessés, pas de mort. Bras et jambes cassés, luxations, hématomes, fractures, brûlures, ça va laisser des traces mais plus dans les esprits que dans les corps.

— La présence de l’échafaudage, énumère Basin, la traversée en bois, la retenue due à la façade du bâtiment, le niveau d’enfouissement de la bombe… plusieurs facteurs convergents ont limité l’onde de choc et l’effet de souffle.

Camille regarde les photos prises quelques minutes après l’explosion. Il est arrêté par le visage hébété d’un petit garçon assis sur le trottoir, le visage en sang, on le dirait sorti vivant d’une catastrophe, il tient à la main un étui de clarinette béant et vide. Les petits garçons, ça le bouleverse souvent, Camille, il se sent toujours proche d’eux, à cause de la taille. En même temps, il est le genre de flic à s’émouvoir facilement.

La larme facile. Pour un flic… enfin, passons.

— Sans ces obstacles, dit Basin, et si votre gars pose les mêmes bombes dans le même genre d’endroit, vous aurez vingt morts.

Il semble douter, se ravise.

— Plutôt trente.

ÉPISODE 6

23 h 40

On travaille, on cherche, il y a plus de cinquante personnes sur le pont. Camille et Louis épluchent le dossier de la mère, Rosie Marsan, trois équipes travaillent sur les témoignages (voisins, anciens camarades de classe de Jean, copains de l’équipe de foot), on réveille tout le monde, le juge passe son temps à signer des commissions rogatoires. Pour le moment, avis unanime, on obtient l’image d’un garçon gentil, inhibé, très dépendant de sa mère. Ne ferait pas de mal à une mouche.

— Pour les mouches, je reconnais, dit Camille, rue Fréret, tu n’en as pas tué une seule.

Le jeune homme est menotté à la table en fer, passablement fatigué. Depuis qu’il s’est constitué prisonnier, on le passe au feu roulant des questions. Il se tient le ventre à deux mains, du mal à respirer, il a un hématome assez large sur la pommette gauche et une coupure profonde sur le front. « Il est tombé dans le couloir », a dit sobrement un collègue. Pour les affaires de terrorisme, on dispose d’un arsenal juridique impressionnant, la garde à vue pourrait quasiment durer un siècle. On en profite, il n’est pas près de voir son avocat. De toute manière, Jean dit qu’il ne veut pas.

— On peut savoir pourquoi ? a demandé Camille.

— Pas besoin. Vous me donnez ce que je demande, je vous donne ce que vous voulez, c’est tout. Sinon, ça va faire des centaines de morts et je vais prendre la perpétuité. Je ne vois pas ce qu’un avocat va y changer… Vos collègues se sont un peu énervés mais vous avez besoin de moi pour trouver les bombes, alors…

John Marsan, né de père inconnu, études moyennes, CAP en électromécanique. Réputation de bricoleur.

Petits boulots, un peu de chômage, a toujours vécu chez sa mère.

— Jusqu’à vingt-sept ans ! constate Camille.

Jean reste fermé à la remarque. Il y a deux ans, il tombe amoureux d’une fille, Carole Leidlinger, vingt-trois ans, elle vient d’Alsace, rêve d’y retourner, lui rêve de Carole, ils décident de partir ensemble.

— Moi, je te comprends, lâche Camille.

Sur la photo, Carole est jolie, blonde comme ça devrait être interdit, souriante, les yeux bleus.

— Je résume : ta mère ne veut pas te laisser partir. Elle explique, elle pleure, résiste, tambourine, elle menace même, mais comme elle n’arrive à rien, elle fait mine de renoncer, elle ronge son frein et un soir que ta petite Carole rentre du supermarché après sa nocturne, ta mère la fauche en bagnole. Tuée sur le coup. Elle rêvait de l’Alsace de son enfance, maintenant elle dort au cimetière de Pantin. Ta mère est parvenue à planquer la voiture mais deux mois plus tard, concours de circonstances, on la retrouve. On remonte à la source. Fin de l’histoire. J’ai tout bon, Jean ?

Difficile de savoir si Jean écoute ou non, il a plutôt l’air d’un type qui attend un train.

— Pour l’heure, tu as échappé au pire. Ta bombe n’a fait que des victimes légères mais tu ne vas pas toujours avoir autant de chance. (Il a envie d’ajouter "Nous non plus" mais il se retient). Et tu n’as pas une chance sur un million d’obtenir ce que tu demandes.

— Ça m’étonnerait, dit simplement Jean, très calme.

— Mais… ça ne se fait pas, chez nous, ces choses-là ! Tu vas aller en prison pour le restant de tes jours.

— Vous préférez sept bombes en pleine ville ?

Sous-entendu, c’est comme vous voulez.

Le juge a été diligent. Rosie Marsan, quarante-six ans, factrice, incarcérée à Fleury-Mérogis, a été extraite en quatrième vitesse. Camille la compare avec la photo de son dossier, remontant à l’an dernier, juste avant son incarcération. Vingt kilos de moins mais facilement dix ans de plus, un visage émacié, épuisé, des cernes bleus, doit pas beaucoup dormir, mal manger, la prison pour femmes, c’est pas de la rigolade, il n’y a que les hommes que ça fasse fantasmer. Ses cheveux, mal coupés, sont blancs et gris, on dirait qu’elle porte une perruque poussiéreuse. Rosie. Le dossier rapporte l’anecdote : son père l’a prénommée ainsi en 1964, l’année où Bécaud, son idole, chantait Rosy and John. Rosie, attendrie, poursuit la tradition et prénomme son fils John.

— Il n’a jamais aimé… a-t-elle dit au juge.

— Sept bombes, dit Camille, un carnage.

Elle l’écoute en hochant la tête, elle comprend.

— Je peux lui parler ?

Elle a une voix étrangement douce.

— Jean, je peux le voir ? insiste-t-elle. Lui parler…

Techniquement, c’est l’évidence, la confrontation s’impose. Sa mère, c’est le meilleur levier sur Jean, sans doute la seule personne au monde à pouvoir le convaincre. Pourtant, Camille n’arrive pas à accepter. La voix de Rosie lui fait drôle. Quelque chose ne va pas et tant qu’il n’aura pas compris ce qui ne va pas…