09 h 05
Lucas, Théo, Khalidja, Chloé, Emma, Océane et les autres se tiennent par la main et se rendent dans le fond de la cour pour l’activité jardinage. Mme Garrivier a eu l’idée de faire pousser des tomates, des haricots, des fleurs, les mômes en raffolent. Ils ont quatre ans. En moyenne, parce que Maxime, par exemple, a trois ans tandis que Sarah, elle, en a presque cinq. L’école comprend six classes. Cent quarante-quatre élèves au total. Mais c’est celle de Mme Garrivier (vingt-deux élèves) qui est la plus concernée parce qu’elle est la plus proche de l’endroit où Jean a posé sa bombe. Ça ne veut pas dire que les autres ne seront pas touchées, bien sûr, mais que les dégâts se feront d’abord ici. On peut d’ailleurs le dire tout de suite, la classe va littéralement se volatiliser, le toit va s’écrouler, écraser tout ce qui se trouvera dessous, l’incendie va se déclarer et tout l’établissement partir en fumée en moins d’une heure.
Jean a choisi son heure avec sagacité : c’est généralement le moment de la sieste.
Pendant qu’on fait remonter Rosie, on s’active sur l’évacuation des écoles, on rédige les communiqués, les ordres de mission, bruits précipités de pas dans les couloirs, ça bourdonne de partout, les téléphones sonnent, on s’interpelle d’un bureau à l’autre puis d’un coup tout retombe, calme plat, plus un bruit. À l’activité frénétique succède soudain l’accablement parce que Jean a lâché :
— Une école maternelle. Mais pas à Paris.
Camille, ça lui donne des envies d’étrangler Marsan à mains nues.
On annule tout. Cellule de crise.
Il y a plus de seize mille écoles maternelles en France. On a beau retourner le problème dans tous les sens, à moins de vouloir provoquer une panique générale, impossible de dire à tous les directeurs d’école :
« Un dingue a posé une bombe dans une école, peut-être dans la vôtre… » D’autant que l’affolement va se généraliser à tout le pays quand il faudra expliquer à la presse qu’on en est seulement au début et qu’on attend encore l’explosion de sept autres bombes qu’on est incapable de localiser… Et impossible aussi de lancer une campagne d’inspection des chambres télécom, des égouts, des sous-sols, il faudrait quadriller toute la France, ça prendrait des mois. Une seule chose à faire, attendre quinze heures. Ça rend fou. Basin l’a dit. On pense que le terrorisme, c’est très sophistiqué mais pas vraiment.
09 h 10
Rosie est plus tendue encore que la première fois. On la dirait plus maigre, plus flétrie, son visage exprime une angoisse absolue. Camille prend quelques instants pour observer cette femme et se poser, pour la millième fois, les mêmes questions. Entre la mort de la petite amie de Jean et cette vague d’explosions, il y a autre chose, mais quoi ? Quels autres secrets y a-t-il entre la mère et le fils ? La seule manière de le comprendre est de les placer face à face. Pourtant, on a beau être à moins de six heures de l’explosion, Camille ne s’y fait pas. L’impression d’être au bord du puits et de devoir plonger. Il s’y résout mais contre lui-même.
— Votre fils va faire sauter une école maternelle, madame Marsan ! Vous voyez ce que ça veut dire ?
Il explique : si on apprend où se trouve la bombe, on n’a plus assez de temps pour la neutraliser. Silence.
— Mais il est encore possible d’évacuer, vous comprenez ?
Rosie hoche la tête, elle comprend.
— Il faut que nous sachions où est cette école, très vite !
On la sent au bord des larmes, elle résiste, prend sa respiration. Ils sont devant une porte fermée.
— C’est là ? demande-t-elle.
Camille ouvre la porte. Dès qu’il aperçoit Rosie, Jean se lève mais ses mains sont attachées à la table en fer, il est forcé de se rasseoir. Les flics qui le gardent se reculent. Camille saisit le coude de Rosie et la conduit jusqu’à la chaise où elle se laisse tomber. De l’autre côté de la vitre et derrière les écrans qui renvoient les images de la scène, plus de trente personnes retiennent leur souffle.
ÉPISODE 9
09 h 10
Rosie regarde fixement son fils. Lui, garde les yeux fixés au mur, juste au-dessus d’elle. Rosie allonge d’abord lentement les bras, ses mains glissent sur la table, à la recherche de celles de Jean retenues par les menottes, deux petites bêtes blanches et inanimées qui avancent, rampent sur l’acier froid et s’arrêtent lorsque Rosie, littéralement aplatie, ne peut aller plus loin. Sa joue est maintenant collée à la table, ses bras étendus devant elle, leurs mains à tous deux sont à quoi, vingt centimètres les unes des autres, c’est assez difficile à supporter, sans doute aussi à cause du silence et du temps qui passe. Rosie pleure, on n’entend qu’elle.
Jean est toujours raide comme un cierge, d’une extrême pâleur, ses mains n’ont pas esquissé un mouvement, il ne regarde pas sa mère, on dirait un sujet lobotomisé sauf qu’il tremble comme on voit chez certains chiens très petits, on ne sait pas si c’est leur état normal ou une maladie. Chez Jean, ce frémissement de tout le corps est impressionnant comme une transe, Camille ne voit que deux larmes rondes, lourdes, qui glissent sur ses joues, seuls témoins d’une émotion intense qu’on sent terriblement solitaire.
Rosie allongée sur la table, Jean raide et droit, la scène pourrait durer des heures, des jours. Camille a envie de regarder sa montre mais il ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’il se passe là quelque chose d’anormal. Parce que le visage de Rosie n’est pas malheureux. Elle ferme les yeux mais pas comme une femme éprouvée. Est-ce de revoir enfin Jean ? Est-ce de se retrouver inscrite avec lui dans cette quête sans espoir ? Camille scrute ce visage dans lequel, bizarrement, il croit deviner l’enfant qu’elle a été autrefois. Et soudain, il comprend. Ce sourire n’est pas de chagrin, ni d’angoisse, ni même de soulagement, c’est un sourire de victoire. D’ailleurs Rosie soulève la tête, les bras toujours allongés, sans même tenter d’essuyer ses larmes, elle fixe son fils qui continue de regarder au-dessus d’elle et elle dit, doucement :
— Tu es venu me chercher, mon grand. Tu ne m’abandonnes pas.
Sa voix est basse, rauque et dense.
— Tu vas réussir, je le sais. Je t’aime, tu sais… Je n’ai que toi et je t’aime.
Dès que l’on comprend que cette confrontation tourne au piège, affolement général. Camille se précipite, Louis ouvre la porte à la volée, trois agents empoignent Rosie mais elle se retient à la table, hurle (« Jean ! Ne me laisse pas ! »), s’agrippe à sa chaise (« Ne m’abandonne pas ! »), impossible de l’emmener, ses larmes tournent au rire désespéré (« Ils ne peuvent rien contre nous, mon Jean ! ») et comme elle ne veut toujours pas lâcher la table, on la traîne sur le sol, vers la porte, elle s’accroche alors au chambranle, il faut lui écarter les doigts un à un tandis que ses hurlements redoublent. Jean, lui, regarde toujours devant lui, il n’a pas esquissé un geste, impossible de savoir ce qu’il ressent.
Le juge, au téléphone, est désarçonné. Pelletier mord sa moustache. Le dernier espoir de découvrir où se trouve cette seconde bombe s’étant évanoui, regain d’activité de toutes les unités mais où chercher ? Il est bientôt quinze heures. C’est un immense échec. Rien n’a pu s’opposer à Jean, plus de cinquante professionnels mis en échec par un amateur même pas génial. On en est réduit à attendre l’explosion pour envoyer des pompiers et des ambulances. On imagine les enfants, ça vous retourne le ventre.