Alors, toi, le bon fils, tu viens chercher ta maman…
Camille se tait, tous deux regardent le sol. Quoi dire ? Camille se laisse glisser de sa chaise, fatigué. Il observe un instant les mains de Jean, celles qui tremblaient comme des feuilles en face de sa mère.
— Tu es un bon fils, somme toute. Peut-être qu’elle te fait peur, aussi, Rosie. C’est souvent comme ça, les ogresses…
Et à trois heures du matin pétantes, un obus de 140 mm explose dans le sous-sol de l’école maternelle Denise Walter à Orléans.
ÉPISODE 11
L’explosion a lieu sous la classe de Mme Garrivier, comme prévu, avec tout juste douze heures de retard, elle souffle le toit, balaye les deux classes voisines, la salle de jeux, le coin cantine des enseignants, sur le petit potager planté de tomates et de haricots verts s’abat un morceau de toiture en flammes. Les enfants risquent d’être un peu tristes mais de toute manière, deux heures plus tard, l’école n’existe plus.
C’est comme si on avait entendu l’explosion jusqu’à Paris. Effervescence. Le cabinet du ministre vient aux nouvelles, on s’inquiète pour la presse, pour l’effet de panique, les préfets s’entretiennent. Et côté police, on se perd en conjectures. Pour les spécialistes, sur son réveil numérique, Marsan a confondu « 3 heures am » et « 3 heures pm ». C’est possible ? Camille interroge Basin, le type du labo.
— Très possible. Au fond, c’est un bricoleur et on a vu bien pire, je t’assure. Pourquoi penses-tu qu’il y ait autant d’amateurs qui se font sauter le caisson avec leurs propres engins ? Le tien, il est dangereux comme la vérole, mais si, en plus, il est maladroit, ça devient un électron libre. Avec six bombes introuvables, s’il n’a pas été foutu de les régler correctement, même lui ne peut plus nous aider.
Tandis qu’autour d’eux tout s’agite, que les téléphones hurlent dans tous les sens, Louis regarde Camille.
Tendu à l’extrême. Camille qui se lève lentement, inspecte le plafond d’un air songeur, traverse le bureau, le couloir, descend deux étages, prend sur sa droite, passe devant le flic en uniforme qui garde la salle où se trouve Jean, ouvre la porte.
Pelletier est à la manœuvre avec deux autres flics devant Jean, assis, les mains menottées dans le dos, qui dodeline de la tête, ouvre difficilement les yeux.
— Tu comptes faire beaucoup de morts, avec tes bombes, hein ? hurle Pelletier. Pour libérer ta salope de mère, tu comptes faire combien de morts ?
— Il y en a encore six… hasarde Jean.
Les trois flics se retournent et regardent vers le bas : le commandant Verhœven vient d’entrer. Il s’avance d’un pas.
— Regarde-moi, dit-il à Jean d’une voix grave, contenue.
Camille debout, Jean assis, leurs yeux sont à la même hauteur. À cet instant, personne ne sait ce qui peut se passer. Tout. Verhœven peut gifler Marsan, lui tirer une balle dans la tête, mais il se contente de le fixer pendant un long moment, puis il hoche lentement la tête comme sous l’effet d’une constatation étonnante. Et soudain il tourne les talons et repart sans un mot, sans un geste pour ses collègues. Un somnambule. Ce qu’il pense n’est pas dicible, il n’ose même pas se le dire à lui-même avec des mots, son idée reste floue. Prudent, il la manipule comme une grenade dont il ne sait pas si elle est dégoupillée ou non.
07 h 10
René Renée. Il a passé sa vie à préciser « Renée avec un e ». Cons de parents. Son père était douanier, il dit toujours que c’est pour cette raison qu’il était aussi con. Aujourd’hui, René a près de soixante ans, il y a prescription mais il reste un homme bougon, comme parfois les alcooliques amers, le genre à parler dans sa moustache. D’ailleurs quand son petit collègue l’appelle (« René ! René, viens vite, bordel ! »), René se contente de marmonner, « ça va, ça va, y a pas le feu. » Il descend les barreaux de fer, avec sa sciatique, si c’est pratique, vivement la retraite. Rien de moins sûr qu’il verra la retraite, René Renée, parce qu’arrivé en bas de la chambre télécom, le voilà nez à nez avec son petit collègue qui fixe, terrorisé, un obus de 140 auquel est scotché un réveil numérique dont les chiffres bleus palpitent à chaque seconde.
09 h 20
La Sécurité civile dans ses œuvres. Des artistes. Tout s’est très bien passé. L’évacuation du pâté de maison, le déploiement de police, le discours rassurant à la population, la presse tenue à distance respectable et même le communiqué mensonger de la préfecture qui, à défaut d’imaginatif (le coup de la conduite de gaz…) s’est révélé convaincant. La palme revient naturellement aux démineurs.
Le hasard. La chambre télécom, placée à la hauteur du numéro 23 de la rue Eugène-Bastier, dans le neuvième arrondissement, a fait l’objet d’une visite de routine. Les techniciens sont tombés sur l’obus que Jean avait prévu de faire sauter le 28 mai.
L’obus n° 5.
ÉPISODE 12
09 h 30
Au lieu de l’inquiéter, cette visite de routine conforte Camille. Ce qu’il a pensé en regardant Jean, quelques heures plus tôt, se confirme. Il se rapproche, il le sent. Comme il n’est pas très adroit au clavier, Louis le conseille, puis tape par-dessus lui et de fil en aiguille, il prend sa place, on gagne du temps. La recherche est compliquée, même avec l’expertise de Louis. En attendant, Camille poursuit sa tâche, il répond au juge, interroge Basin, passe des coups de fil, lance des requêtes, appelle des équipes, centralise les informations de toute provenance, c’est une abeille mais au fond, il pense à tout autre chose, il regarde Louis conduire ses recherches, se demande s’il a raison et s’il a raison, ce qu’il va faire de sa trouvaille.
Enfin, Louis débouche un peu avant midi. La découverte éclate comme une bulle dans le cerveau des deux hommes et répond à la question qui taraude Camille depuis plusieurs heures. Il consulte une nouvelle fois l’écran, regarde Louis.
— Si on ne veut aucun mort, dit-il, il faut libérer Jean et sa mère. Tout de suite.
Louis approuve mais il préfère, de loin, que Camille se fasse le porteur de la nouvelle parce qu’il va falloir en remuer, des montagnes.
— Il n’y a absolument rien d’autre à faire, confirme Camille en décrochant son téléphone. On les relâche : pas de morts. Garanti. On les garde : c’est la tuerie, plus que probable.
Il descend voir Jean. L’entretien prend moins d’une demi-heure. Le divisionnaire dit non d’emblée mais rien d’anormal, c’est sa réaction habituelle. À sa décharge, c’est lui qui négocie avec la hiérarchie, on peut comprendre son manque d’enthousiasme. Et convaincre de la théorie de Camille sera tout sauf simple.
13 h 15
— Tu veux mon avis, Jean ? a demandé Camille. Jusqu’ici, tu as tout fait pour ne faire aucun mort, je me trompe ?
Il ne va évidemment pas l’avouer.
— Rue Fréret, tu as posé ton obus alors que l’échafaudage était déjà en place, les protections en bois déjà opérantes, tu as posé la bombe très bas et dans une position peu favorable aux dégâts maximum. En clair, tu as fait tout ce qu’il fallait pour ne tuer personne. Et tu y es parvenu.