JEAN-CHRISTOPHE NOTIN
Les guerriers de l'ombre
Portrait A13
Pourquoi ont-ils accepté de parler ? Telle est la question qui m’est immanquablement posée depuis qu’a été révélée, après deux années d’enthousiasmes, de résignations, d’impatiences, et enfin d’accomplissement, la diffusion par Canal + du documentaire à treize voix sur la DGSE, Les Guerriers de l’ombre.
D’aucuns avanceront l’attrait de la lumière pour ceux que leur entrée dans la carrière avait normalement condamnés à l’obscurité comme les trappistes au silence. Ce dessein serait après tout légitime chez ces douze hommes et cette femme qui, ayant donné une partie de leur vie à la défense des intérêts de la France, souhaiteraient que notre histoire en conserve une trace. Mais, en l’occurrence, il est inapproprié. Les treize ont témoigné de manière totalement anonyme : pas de mention de leur nom, aucun trait de visage distinguable, et leur voix a été modifiée pour la plupart. Au mieux, ce ne sont que quelques proches qui les reconnaîtront, et encore ces derniers savent-ils sans doute déjà leur passage à la DGSE. Alors, pour la gloire, il faudra repasser…
Quelles furent donc leurs motivations ? Puisqu’ils s’expriment pour la première fois, je préfère les laisser eux-mêmes en faire état. Toutefois, ils ne m’en voudront pas d’en mettre une d’ores et déjà en avant, la volonté de mieux faire connaître leur métier, de le nettoyer des éternels clichés qu’il traîne comme autant de boulets.
Il y a dix-sept ans, j’écrivais en première ligne de mon tout premier ouvrage : « À l’aube du troisième millénaire, parler de guerre est indécent. » Depuis, la « guerre » est partout, jusque dans le titre de ce documentaire[1]… Le contexte actuel est particulièrement propice aux fantasmes avec cette improbable « guerre au terrorisme » déclarée par les autorités françaises. Une « guerre » qui n’a rien à voir avec les précédentes, où l’« ennemi » est peut-être identifiable sur le plan théorique, mais très difficilement localisable sur le terrain. En découle un flou sur les opérations menées par la France au Levant et au Sahel que certains auteurs et journalistes patentés entreprennent de dissiper à leur manière, en décrivant en particulier la DGSE telle une usine à « assassinats ciblés », éliminant les uns après les autres, dans un secret qu’eux seuls, bien sûr, sont capables de briser, les leaders de l’État islamique ou d’Al-Qaïda au Maghreb islamique…
Cette peinture-là de l’activité de la DGSE est d’une puissance redoutable. Quiconque se prend d’idée de la corriger est condamné à prêcher dans le désert, car elle fait appel à l’arme absolue de l’imaginaire collectif. Quoi ? un « agent secret », ça tue forcément, non ? Sinon, pourquoi serait-il « secret »… ?
Il en allait de même au temps de la guerre froide où il n’était question que d’« espions ». De Moscou à Paris en passant par Kinshasa et Brasilia, tout membre de ce qui s’appelait alors le SDECE[2] passait nécessairement sa vie à traquer des agents de l’Est. Celui qui se serait alors aventuré à avancer que le « service », comme il est de coutume de l’appeler, lorgnait presque autant, sinon plus, sur les visées américaines serait passé pour un ignare ou un insolent. Et pourtant…
Au fond, la confusion autour des missions de la DGSE plonge une partie de ses racines dans un autre abus de langage. Là où, à Londres comme à Washington, on parle de renseignement — ou, en anglais, d’« Intelligence[3] » —, l’usage à Paris est de gloser sur les « services secrets ». Faut-il s’en étonner, dans un pays si prompt à décapiter son monarque, mais si soucieux aussi d’en préserver, et même d’en amplifier, avec un zèle assumé, la pratique du pouvoir ? Le terme « service secret » se place en effet dans l’héritage direct du « Secret du roi », ancêtre de la DGSE sous Louis XV qui lui-même avait rationalisé les menées du père Joseph aux côtés de Richelieu.
Il est certes hardi de vouloir décrire en quelques mots la finalité des six mille fonctionnaires qui œuvrent entre la caserne Mortier du XXe arrondissement de Paris, le fort de Noisy, la base des nageurs de combat de Quélern, les camps de Cercottes et de Perpignan, ainsi que dans des dizaines d’implantations, postes en ambassade et autres stations de transmission dans le monde. Néanmoins, l’acception « service de renseignement » est sans doute celle qui permet au mieux d’en approcher l’essentiel. Les rois d’antan seraient évidemment ébahis devant l’extraordinaire richesse des sources d’information qui pourrait parfois autoriser de simples hauts fonctionnaires actuels à leur disputer ce don d’omniscience que leur réservait autrefois le statut de droit divin. C’est sous l’ère du comte de Marenches, qui, faute d’enfant, lui a légué ses lettres de noblesse, que la DGSE a commencé à rattraper son retard indigne en matière de technologie de pointe. Même si elle ne sera sans doute jamais la NSA américaine, ni même le GCHQ britannique, elle dispose désormais dans ses soutes d’une machinerie très compétitive[4]. Ainsi, plus des trois quarts des informations qu’elle transmet aux armées françaises pour endiguer le fléau djihadiste dans la bande sahélienne sont issues du renseignement dit technique.
Devant semblable constat, l’idée a fait son chemin, comme chez les Américains dès le milieu des années 1970, que les services pourraient se dispenser d’aligner sur le terrain autant de leurs agents qu’auparavant. Pourquoi prendre le risque d’engager des concitoyens dans tel guêpier infâme qu’un satellite peut paisiblement surveiller à des milliers de kilomètres ? Par leur mélange diabolique de simplicité dans l’exécution et de ruses dans la préparation, les attentats du 11 septembre 2001 ont toutefois conforté ceux qui, contre vents et marées, persistaient à plaider que la technique ne pourrait jamais se substituer entièrement à l’homme. Et les seize années qui se sont ensuivies n’ont fait que consolider leur position : Abou Bakr al-Baghdadi quelque part en Syrie, Mokhtar Belmokhtar et Iyad Ag Ghali entre la Libye, l’Algérie, le Mali et le Niger ont depuis longtemps remisé les téléphones satellitaires et fait leurs les mêmes techniques de dissimulation que celles qui sont enseignées à la « Ferme » de la CIA ou dans le camp ultrasecret de Cercottes.
La destruction du Pentagone et du World Trade Center ne doit pas non plus conduire à abonder la thèse abusivement propagée d’une technologie tellement prodigue que l’homme serait incapable d’en tamiser les pépites. Tous les chefs de services de renseignement dans le monde vivent dans l’appréhension d’être accusés de ne pas avoir su empêcher un attentat dont les auteurs figuraient dans les mémoires de leurs ordinateurs, qui à cause d’un email douteux, qui pour avoir été arrêté avec de faux papiers. Le problème n’est pas l’abondance des capteurs techniques, mais leur orientation. Le pêcheur qui prend la mer sans avoir réfléchi à sa route, et avec un filet à trop petites mailles, prend le risque de revenir, soit bredouille, soit avec des espèces de poissons dont il ne voulait pas…
L’homme a donc encore toute sa place, la première, dans un dispositif de renseignement. Et c’est avant tout de cela que les treize intervenants[5] de ce documentaire témoignent. Ils ont entre 40 et 70 ans. Civils ou militaires, ils ont quitté le service il y a quelques semaines ou plusieurs années. Tous ont une longue expérience du terrain, certains au Service action, d’autres en poste à l’étranger, et pour la plupart, au sein de ce qu’ils ont rebaptisé, au fil de la quarantaine d’heures d’entretien, le « Service clandestin ». Là se situe l’une des limites de leur démarche. Cette unité en effet ne figure toujours sur aucun organigramme de la DGSE[6].
2
Service de documentation extérieure et de contre-espionnage. La DGSE lui a succédé en 1982.
4
À tel point que l’autonomisation de sa direction technique est réclamée en particulier par d’autres services de renseignement français qui sont obligés d’utiliser ses moyens pour leurs propres études.
6
Pour avoir été le premier à lui consacrer tant de pages (voir