Hervé : Certains sont célibataires, donc ils peuvent faire à peu près ce qu’ils veulent, tout en ayant conscience que ce qui se passe dans une mission n’est pas la vraie vie — il faut parfois se donner des piqûres de rappel pour ne pas franchir la ligne. Le meilleur moyen, c’est de ne pas avoir à gérer des complications. On va éviter de s’apporter des problèmes qui […] pourraient ne pas exister, donc on trouve des solutions pour expliquer pourquoi tout le monde a des petites amies et nous, non.
Sandra : Nouer des liens pendant sa mission, c’est possible. Avoir une relation plus sérieuse, ou une relation sexuelle, sans arrière-pensée, sans objectif autre que le plaisir, c’est déjà une compromission de la couverture, de l’agent, de sa sécurité et de la sécurité de la mission, donc c’est une limite à ne pas dépasser […]. J’ai eu une relation un peu plus compliquée parce qu’une de mes sources s’est s’enflammée un petit peu vis-à-vis de moi. Je l’ai éconduit délicatement, mais j’étais très embêtée car ça veut dire que c’est une source que j’ai mal traitée, donc je l’ai plutôt vécu comme un échec…
Grégoire : La règle est d’éviter toutes relations à caractère personnel et encore plus intime. C’est l’éthique de la DGSE. Mais dans ce domaine-là, j’ai une position à contre-courant. Mon leitmotiv a toujours été de dire à mes OT de vous immerger totalement dans le milieu dans lequel vous êtes. Si ça passe par avoir une liaison intime avec quelqu’un d’autre, vous le gérez ; si ça passe par le fait de fumer un pétard le soir, de temps en temps, vous le gérez ; pour moi, ce n’est pas rédhibitoire.
Fabrice : La règle était tacite : si vous avez des relations intimes, c’est votre problème, mais il est évident […] qu’il ne faut pas qu’elles aient connaissance de la seconde vie… Et c’est tout le risque : plus on va dans l’intimité, plus on a envie de partager. C’est un risque personnel, évident, et, par pudibonderie ou par frilosité, ce n’est pas un risque très identifié et très détaillé, et très pris en compte au départ. En fait, on nous jette un peu dans le bain, et on nous parle de communication, de sécurité, de ceci, de cela, mais ça, c’est mis un peu de travers. Comme si les hommes et les femmes […] clandestins étaient des anges dénués de sexe, alors que par définition, quand on est clandestin, la dose d’adrénaline est très supérieure à ce qu’on a globalement dans le quotidien lorsqu’on prend le métro parisien…
Patrick : Les failles font partie des risques inhérents à la vie de clandestin. Il peut y avoir d’autres relations, liées à l’argent, à d’autres choses… Je pense que le gros avantage d’un agent clandestin, c’est qu’on lui fait confiance, parce qu’on est sûr de lui au départ, parce qu’on l’a testé. Après, cette confiance peut être trahie, et à nous de savoir évaluer et jauger le risque de trahison […].
Victor : La difficulté, c’est qu’une fois qu’on a déconseillé [aux] gens de le faire, s’ils le font, ils se sentent un peu en faute. Donc, il y a ceux qui ne disent rien et si ça se passe bien, personne n’est au courant. Il y a ceux qui s’aperçoivent qu’ils ont peut-être un peu merdé, donc ils vont en parler, car ils se disent que, peut-être, ça engage la sécurité de la mission, donc la leur, donc celle d’autres personnes. Et puis, il y a ceux qui ne gèrent plus rien du tout, et à qui ça fait commettre des fautes. Là, ça remonte plus ou moins rapidement au service, et forcément, ça ne se passe pas bien…
Grégoire : J’ai été confronté à des cas où un OT pouvait se retrouver dans une situation difficile parce qu’on avait su par une indiscrétion qu’il avait une liaison avec une personne locale. J’ai dû monter au créneau, en disant qu’annuler une mission qui fonctionne bien, parce qu’il y a eu soi-disant une erreur de comportement, que je ne considère pas, moi, comme une erreur, ça serait aberrant et ça mettrait encore plus en danger nos OT car on ne peut pas plier une structure du jour au lendemain, sans raison.
JCN : Cela lui a coûté cher, à l’OT en question ?
Grégoire : Ça lui a coûté en termes de carrière, oui.
JCN : Ça fait donc quand même partie de ce qui est considéré à la DGSE comme une faute.
Grégoire : Absolument. En tout cas, pour les autorités. Mais pas pour moi.
Fabrice : C’est arrivé plusieurs fois, ce cas où des [OT] ont rencontré des gens sur le terrain et ont dit : « Bon, j’arrête, parce que je ne peux pas vivre cette vie clandestine avec ma future épouse, et donc il faut que je me mette dans une seule existence, et rompre avec cette schizophrénie. » J’ai au moins deux cas de figure où ils ont arrêté leur travail de clandestin parce que, finalement, ce n’était pas compatible avec les personnes qu’ils avaient rencontrées sur place. De toute façon, notre service de sécurité interne était perturbé par cette situation, donc ça arrangeait tout le monde.
Hervé : Je pense que la moralité du personnel est à l’image de la société dans laquelle on vit […]. Tout dépend [de l’endroit] où l’État place la barrière de la moralité au regard de l’intérêt supérieur de la Nation. En tout cas, en France, on est dans un pays démocratique, et je pense que les pays démocratiques qui utilisent les clandestins les utilisent dans un mode assez similaire au nôtre […]. Je suis moins catégorique sur ce que peuvent faire par exemple les Russes, mais on le voit aussi avec les mouvements terroristes qui utilisent des techniques assez semblables à celles des clandestins.
Patrick : Nous, on n’est pas là non plus pour donner des leçons de morale. Je ne me sens pas l’âme d’un père de famille ou d’un aumônier. Je considère que la formation est telle dans les services que tout a été déjà vu de ce côté-là. On n’a pas de conseils à donner, ça fait partie de l’essence même de l’agent clandestin d’avoir un comportement adapté à sa mission. Donc, on laisse tomber tout l’aspect moralité et, en revanche, on s’assure que la mission est bien assimilée et que les points qui sont demandés seront bien étudiés et transmis par l’agent. Ensuite, sur le terrain, on est seul, livré à soi-même, c’est pour ça que la sélection est importante car les tentations existent.
Sandra : La moralité est propre à chacun. Chacun respecte les valeurs qu’il se donne, mais c’est d’abord une question de sécurité pour la mission. Il faut connaître les limites, et savoir où s’arrêter pour ne pas griller la couverture. Donc, on dose, on essaye certaines choses…
Hervé : Je pense qu’il y a beaucoup de fantasmes là-dessus. Dans les relations professionnelles, vous n’êtes pas obligé de franchir la moralité en permanence. Il n’y a pas une seule bonne solution, il y en a de multiples, certaines qui sont plus faciles que d’autres, certaines qui sont plus morales que d’autres. Après, c’est à chacun de voir où il place le curseur. La moralité pour moi, c’est un faux débat. Ceux qui invoquent ça pour franchir la ligne jaune, c’est souvent parce qu’ils en ont envie [Hervé sourit]… En tout cas, il n’y a pas de consignes, en disant que tous les moyens sont bons. Non, ce n’est pas vrai, tous les moyens ne sont pas bons. On est là pour recueillir du renseignement. On n’est pas là pour forcer quelqu’un à le donner. Au contraire, c’est vraiment à l’antithèse du Service clandestin qui agit par la ruse. Et la ruse est souvent intellectuelle. Elle ne passe pas par le sexe, ou par la contrainte.