Georges : Il s’agit véritablement, dans sa vocation première, d’intervenir là où les postes officiels de la DGSE ne sont pas.
Patrick : Dans ce contexte, les savoir-faire du Service action étaient tout à fait appropriés pour cette nouvelle mission dédiée à la DGSE.
JCN : Les missions attribuées au Service clandestin n’étaient donc pas accomplies par le Service action ?
Patrick : Ces missions étaient déjà faites par ailleurs, à la fois par la Direction du renseignement dans un certain contexte, et par le Service action dans un autre. L’idée était plutôt de centraliser à la fois le concept de renseignement, qui est quand même propre à la Direction du renseignement, et les savoir-faire propres du Service action dans l’action clandestine.
JCN : Comment définiriez-vous une mission clandestine ? Quelle est sa spécificité ?
Patrick : La spécificité du clandestin, c’est d’aller chercher du renseignement sans apparaître comme un agent du gouvernement français, donc en ayant un prétexte professionnel qui démarque totalement la France […].
Daniel : La clandestinité, pour essayer de la définir simplement, c’est un mode opératoire qui va permettre de préserver, de cacher les activités de renseignement et les actions d’un service spécial. C’est-à-dire qu’à aucun moment, on ne peut dire que cette action d’entrave, ou ce renseignement, a été obtenu par un service. La clandestinité s’appuie sur légende et couverture. La légende consiste à se créer une nouvelle vie et la couverture, à se créer un métier qui permet de se déplacer et de répondre aux besoins en matière de collecte de renseignements.
Georges : Si je pouvais faire un parallèle, je dirais que les couvertures, les légendes du SA sont souvent utilisées sur le court terme[26], pour franchir une frontière, pour pouvoir légitimer une présence à un instant T, pour suivre une rébellion, pour former un mouvement insurrectionnel, contrairement au Service clandestin qui met plusieurs années à infiltrer ses agents pour que, le jour où, par exemple, ils ont à remplir leur mission de renseignement, ils soient parfaitement légitimes dans leur environnement.
VI
« Vous ne m’avez rien dit ! »
La DGSE est faite pour les dilemmes. La montée de certains périls dans le monde, et le boom technologique phénoménal qui est censé permettre de les combattre, obligent depuis plusieurs années à augmenter les effectifs. Mais comment attirer les meilleures recrues sans, de prime abord, rien pouvoir leur dire de ce qui les attend… ? Un peu comme si un magnat russe voulait enrôler les meilleurs joueurs de la planète, mais sans leur annoncer pour quel sport. C’est encore plus vrai avec les services de la DGSE qui font de la clandestinité leur ressort principal : toute atteinte au secret y est à proscrire, même avec du personnel déjà au sein de l’institution.
JCN : Comment un Service clandestin, qui a la plus grande discrétion pour ADN, peut-il donc se dévoiler pour attirer à lui des recrues ?
Patrick : J’ai pris un service qui était en plein développement — d’ailleurs c’est ce qui m’a intéressé, quitter le Service action pour créer quelque chose. Donc, le recrutement s’est fait à la base, soit avec des anciens du Service action qui sont venus avec moi, soit [avec] des jeunes OT de la DGSE pour qui nous avons fait une présentation de ce que nous voyions, nous, du renseignement de crise et de ce que nous voulions développer. [Cela] s’est fait au coup par coup, de manière très sporadique. Il n’y avait pas un stage et cinq places réservées pour le Service clandestin. Ensuite, la sélection a été très sévère parce qu’à la différence d’un OT de la Direction du renseignement, qui est dans un bureau au début, qui va démarrer au milieu de ses collègues, apprendre le métier, l’OT du Service clandestin, lui, se retrouve tout de suite immergé dans l’action clandestine.
JCN : Que dites-vous aux éventuels candidats pour « vendre » le Service clandestin ?
Patrick : Je ne veux pas être arrogant dans ma réponse, surtout pas, mais on n’a pas à vendre. C’est plutôt eux qui ont à se vendre, à nous convaincre qu’ils veulent venir chez nous et qu’ils veulent vraiment faire du renseignement clandestin. [Car] c’est quelque chose qui demande beaucoup d’investissement personnel, et nous, on doit être convaincus que ce sont les bonnes personnes, parce qu’on prend des risques avec leur vie. Et on doit être sûrs de leur motivation.
Quand il quitte le commandement du Service clandestin, Patrick a considérablement développé ses activités, lui conférant une place à part entière dans l’organigramme de la DGSE. Quelques temps plus tard, Grégoire s’installe aux commandes, en provenance lui aussi du Service action. Il met en place un nouveau processus de sélection car, selon les souhaits de rationalisation du nouveau directeur des opérations, le général Champtiaux, le Service clandestin change de nature. L’effectif des officiers traitants va croître, même si ce constat peut être trompeur. Avec Patrick, le Service clandestin comptait en effet moins d’officiers traitants, mais plus d’agents, c’est-à-dire des personnes n’appartenant pas à la DGSE, mais collectant du renseignement, en général, contre rémunération. C’est ce qui lui a permis de se placer en de multiples points chauds de la planète. En quelque sorte, en accédant au commandement, Grégoire a charge de consolider, puis d’agrandir, une maison dont les fondations et les premiers étages ont été bâtis par Patrick, ainsi que par son prédécesseur.
Grégoire : Le DO[27], je le découvrirai plus tard, a déjà dans la tête d’en développer les capacités car il a conscience que le renseignement clandestin est […] un savoir-faire d’avenir. Préalablement, j’aurai beaucoup discuté avec [lui] car c’est lui qui aura décidé de cette impulsion en accord avec le directeur général. Il me demandera de réaliser un plan d’action pour la montée en puissance de ce service, d’essayer d’en estimer un volume définitif en termes d’effectif, d’évaluer un budget de fonctionnement. À partir de là, il me donne carte blanche dans tous les domaines […] — finance, administration, soutien, opérations. Je mettrai pratiquement trois ans pour arriver au format définitif.
JCN : Pour quel type de poste cherchez-vous à recruter ?
Grégoire : Il y a deux types d’emplois au sein de ce Service clandestin. Les chefs de mission, qui sont plutôt des militaires, avec une expérience opérationnelle, sont destinés à traiter les dossiers déjà existants, les missions de contact avec des chefs de groupes armés ou de factions. Et les officiers traitants qui, eux, sont destinés aux missions strictement clandestines. Les premiers pourront, le cas échéant, être connus comme des agents de la DGSE par leurs interlocuteurs ou, en tout cas, une partie d’entre eux. Les seconds ne se dévoileront jamais. Deux profils totalement différents qui requièrent des qualités spécifiques. Le recrutement des chefs de mission se fait principalement chez les militaires qui sont déjà à la DGSE ou qui y entrent, [sur] des critères classiques de connaissance des théâtres d’opérations extérieures, d’habitudes de vie dans des conditions difficiles.
26
Précisons seulement que l’usage de la clandestinité varie en fonction des périodes. Dans les années 1970–1980, le Service action a pratiqué les couvertures sur le long cours. L’usage s’en est un peu perdu dans les années 1990–2000, avec la création du Service clandestin, mais aussi la tendance générale des services de renseignement occidentaux à envoyer moins de personnel sur le terrain. Une tendance quelque peu inversée depuis.