Patrick : L’intérêt du Service clandestin, c’est qu’il est à la frontière de deux origines différentes : les militaires du Service action et le savoir-faire du milieu civil. Ce creuset est excellent parce que c’est un mariage : chacun apporte à l’autre des connaissances différentes et ça donne plus de force dans la formation des officiers du Service clandestin.
Fabrice : Au début des années 1990, des masses de civils sont entrées, bien sûr issues essentiellement des sciences politiques. Elles vont participer à changer l’ADN du service. Ces jeunes civils vont monter dans les échelons et donner une nouvelle façon de travailler, plus adaptée au monde d’aujourd’hui parce que la chute de l’Union soviétique a totalement rebattu les cartes. C’est tellement flou, tellement multipolaire que le renseignement en tant que tel doit donner à l’exécutif des guides, des informations pour prendre des décisions. Ce service a été très longtemps militarisé, en tout cas dans les hauts échelons, et ça donnait une culture relativement homogène. Trop homogène. Au contraire, il faut donner des points de vue très différents, il faut avoir des cultures très différentes. Et en un sens, il faut accepter d’être l’avocat du diable et de porter une voix différente de ce qu’auraient envie d’entendre nos maîtres politiques.
Norman : Bien souvent, les militaires ne s’adaptent pas aussi facilement que les civils sur le terrain.
François : Le métier de renseignement n’est pas l’apanage militaire, bien au contraire. Les recrutements à la DGSE sont de deux tiers de civils pour un tiers de militaires. Mais le fait d’avoir une formation militaire est à mon sens un atout supplémentaire puisqu’il apporte toute la rigueur nécessaire au processus, à la méthode de raisonnement. Il y a une chose qui est très bien faite dans nos armées, c’est la méthode de raisonnement tactique. C’est une méthode de raisonnement militaire, mais elle est [surtout] managériale. Elle permet de prendre en compte l’état des lieux, la menace, le terrain, les contraintes et, en fonction de tous ces paramètres, cette méthode amène à prendre la bonne décision. Je n’ai pas cessé de l’employer.
Grégoire : Ce qui prévaut pour le recrutement d’un OT, c’est la facilité [de] pouvoir construire une légende. D’une manière synthétique, il est plus simple de construire une légende pour quelqu’un qui a 26–27 ans, et qui sort d’études supérieures, que pour quelqu’un qui a 30–35 ans, un passé militaire bien étoffé. Pour les OT, on va donc chercher des jeunes qui ont le niveau d’études suffisant, mais généralement c’est le cas puisque [c’est] le réservoir des gens qui ont présenté le concours de la DGSE. On va chercher des gens qui ont déjà une expérience de l’étranger car ils sont issus d’une famille qui a vécu en expatriation pendant des années. Et on va chercher des gens qui ont des savoir-faire ou des expériences exploitables pour le service. Il y a [par exemple] des jeunes en marge de leurs études qui travaillent comme journalistes à la petite semaine. C’est typiquement le genre d’expériences qui nous intéresse. D’autres qui sont investis dans l’humanitaire, ou tout simplement ils ont des savoir-faire techniques — je vais prendre l’exemple de quelqu’un qui est passionné de photo.
JCN : Cela veut-il dire que vous avez accès à tous les dossiers des candidats à la DGSE et que vous avez un droit de préemption ?
Grégoire : Absolument. J’ai la chance, grâce à l’appui du DO, de pouvoir consulter le dossier des candidats qui ont été reçus au concours de la DGSE. Tout ça se passe au mois de mai-juin, pour des gens qui vont intégrer la DGSE en septembre. En mai-juin, lorsque les résultats officiels du concours sont dévoilés, j’ai accès aux dossiers des candidats reçus, et je fais ma sélection. Généralement, ça représente une trentaine de candidats. Je fais une sélection de trois, quatre, cinq profils qui m’intéressent. Le deal, c’est que personne n’est au courant, à part le DO, le DG et moi. Je propose ces profils au DO et je mets en place à cette époque-là une petite période d’évaluation, de quinze jours à trois semaines, qui va se dérouler dans Paris, pendant l’été, avant que les gens n’intègrent le stage long, qui est une formation initiale pour tous ceux qui intègrent la DGSE [et] qui dure sept à huit mois.
JCN : Une fois que vous avez identifié un dossier qui vous semble pertinent, comment essayez-vous de l’appâter ?
Grégoire : Je contacte directement les candidats préemptés. Je les fais venir dans un bureau anonyme de la DGSE, je les questionne, je leur demande leurs motivations pour passer le concours de la DGSE.
Patrick : Je pense que tous les chefs de Service clandestin ont un feeling différent, et c’est ce qui fait la force d’un service comme celui-là : chacun a sa propre vision et chacun fait évoluer les choses en fonction de son propre feeling, tout en respectant le contexte réglementaire de la DGSE. Moi, je recrutais des gens que je sentais vraiment chevillés à l’envie de l’action. Je le sentais par des questions sur l’envie de découvrir d’autres choses, de voyager, de vouloir sortir de leur coquille, des gens qui s’embêtaient un peu…
JCN : Comment le Service clandestin est-il venu à vous ?
Hervé : C’est un peu un pas de danse. On vous fait des approches ; si vous y répondez, on poursuit, si vous n’y répondez pas, le service passe à autre chose. On n’est jamais forcés de venir au Service clandestin et en même temps, vous pouvez être volontaire, mais ce n’est pas pour ça que vous allez être choisi.
Georges : Compte tenu de la carrière militaire que j’ai eue, il était assez naturel que je sois affecté [en premier lieu] au Service action. J’y passe une demi-douzaine d’années, je suis employé sur un certain nombre d’opérations, jusqu’au jour où le Service clandestin me contacte et me propose un poste. Après réflexion, je n’hésite pas beaucoup parce que, pour un agent, travailler dans la clandestinité la plus totale, avec une couverture que je qualifierais de lourde, constitue vraiment un aboutissement.
Fabrice : Je suis allé voir quelqu’un dont je ne connaissais ni le nom ni le grade ni rien qui m’a dit : « Je ne peux rien vous dire, mais est-ce que ça vous intéresse ? » J’ai dit : « A priori, non, parce que je ne comprends rien à ce que vous me dites. » Et il me dit : « Très bien, merci vous êtes le bienvenu ! » Alors, pourquoi il m’a choisi, vu que je lui avais dit non, je ne sais pas… J’avais eu une activité avant [la DGSE]. Pour différentes raisons, ça les intéressait. Le jour de la rentrée, il y a trente-neuf dossiers jaunes, un dossier rouge. Je lève la main : pourquoi, moi, j’ai un dossier rouge ? « Parce que vous, vous êtes déjà préempté ! » Sans que je l’aie demandé, je bifurquais dans cette voie du Service clandestin, contre mon gré.
François : J’avais la chance à l’époque d’avoir un certain nombre de camarades et d’amis qui travaillaient déjà au sein du service. Dans le cadre de ces échanges, je m’étais livré sur ma volonté d’intégrer un domaine particulièrement opérationnel avec, en tête, le Service action. Tous m’ont répondu de la même manière : tu laisses faire, tu ne l’évoques pas. Si tu les intéresses, ils viendront à toi. Donc, le message était passé. Je sais que, grâce à mes contacts, mon dossier s’est retrouvé en haut de la pile, que mon passé militaire opérationnel a été mis en avant et c’est la raison pour laquelle, un jour, j’ai reçu un coup de fil me demandant de venir me présenter à Paris pour un entretien qui n’avait lieu ni dans la centrale ni dans un lieu lié à l’institution, en plein cœur de Paris. Ils ont commencé [à regarder] le pourquoi, le comment, ce qui pouvait m’intéresser…