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Grégoire : Je leur demande quelles ont été leurs motivations pour rentrer à la DGSE, car ce n’est pas une démarche anodine. [Elles] peuvent être d’ordre patriotique simplement ou d’ordre philosophique, quelquefois, très rarement, [en raison] de traditions familiales. Mais en tout cas, moi, je ne fais que leur ouvrir l’esprit à l’éventualité de travailler dans un contexte qu’ils n’ont pas forcément imaginé.

Fabrice : J’étais plus jeune, j’étais aventurier et ça correspondait totalement à mes fantasmes, d’une certaine manière. Je n’avais pas un fantasme militaire, j’avais un fantasme de renseignement, à la John Le Carré ou à la Rudyard Kipling.

Hervé : J’étais analyste au départ, pur et simple, et donc cette proposition de rejoindre le Service clandestin, c’était vraiment une invitation à rencontrer des gens, voir si on avait une démarche commune et si je m’inscrivais à la fois dans les capacités qui étaient demandées, mais aussi dans l’état d’esprit qui est très particulier au sein du Service clandestin.

JCN : Pour être bassement matériel, l’espoir d’un surcroît de rémunération peut-il faire partie des motivations des candidats ?

Patrick : À ma connaissance, non. Ce serait même rédhibitoire à mes yeux. Quelqu’un qui vient là pour la gamelle n’a pas sa place dans un métier aussi noble que le nôtre. Un clandestin, c’est un agent de la DGSE, fonctionnaire de l’État, qui reçoit un traitement de fonctionnaire de l’État, ni plus ni moins.

Sandra : On est payés en fonction de son grade, de son statut et pas nécessairement de ce que l’on fait ou de comment on le fait. Après, oui, il y a un régime indemnitaire qui est spécifique à la DGSE, justement pour compenser les prises de risques, les contraintes que l’on fait peser sur les agents…

Patrick : Les primes correspondent à l’endroit du pays où on se rend, comme tout fonctionnaire de l’État. [C’est] le même niveau de prime qu’un fonctionnaire de l’État qui se rend dans le pays en question.

JCN : Comment se poursuit l’entretien avec le candidat ?

Grégoire : Au bout d’un moment, je leur demande si un travail opérationnel de clandestin les intéresserait. Or, ce sont des gens qui ne se sont pas du tout préparés à ça. Entrer à la DGSE, en particulier pour les gens qui ont le parcours classique, qui sortent de Sciences Po ou d’un DESS en relations internationales, c’est servir comme analyste à la Direction du renseignement, ensuite, éventuellement, partir en poste dans une ambassade pendant un an ou deux, puis revenir comme analyste, etc. Donc, je les mets un peu brutalement au pied du mur en évoquant directement avec eux la possibilité de travailler comme un agent clandestin, ce qui a pour effet de les ancrer dans une espèce de stupeur.

Hervé : Il m’a dit — c’est assez amusant : « Je ne peux pas te dire ce que tu vas y faire car, pour l’instant, tu n’es pas pris, mais je te promets que tu ne vas pas t’ennuyer, que c’est risqué, que tu vas vivre ce pourquoi tu es venu à la DGSE, c’est-à-dire faire le vrai métier d’agent de terrain. » C’est à peu près tout ce que je savais à l’époque. Il ne m’a donné aucun exemple, ne m’a présenté personne, ne m’a pas dit où j’allais. Il m’a dit : « De toute façon, c’est toi qui décideras de tes missions la plupart de temps, c’est toi qui guideras tes pas, et en revanche, tu auras une confiance totale de la part de tes chefs. Tu as seulement deux limites : ne pas te faire prendre et être productif » — c’est-à-dire qu’on n’est pas là pour faire de l’art pour l’art, on est là pour apporter le renseignement déterminant, qui manque au service et qu’on ne peut pas obtenir autrement. Ça aussi, c’est un point qui me paraît important : la mission est belle, mais elle est très exigeante. On ne peut pas se contenter de faire ce que font les autres, car, sinon, le risque n’en vaut pas la peine. Donc beaucoup de risques, beaucoup d’engagements et en même temps l’obligation d’être très performant, c’est ce que je cherchais en rejoignant la DGSE.

Grégoire : Dans 80 à 90 % des cas, les candidats acceptent sans en savoir plus.

JCN : Que disent ceux qui refusent ?

Grégoire : Généralement, [ce] sont des gens honnêtes, qui disent : « Je ne me sens pas la capacité de mener ce type de travail, je préfère commencer sur des postes plus conventionnels, quitte ensuite à commencer à m’intéresser à ces filières-là si on m’en redonne l’opportunité. »

Sandra : Un jour, on m’appelle, on me dit : « Tiens, il y a quelqu’un qui veut te rencontrer pour te proposer un job. » Donc moi, oui, OK, pas de problèmes, je suis curieuse […]. J’y suis allée, et là, le chef de l’unité clandestine me dit : « Voilà, je suis à la tête d’une unité qui fait des choses un peu spéciales. […] Si ça vous intéresse, je vais vous faire rencontrer quelqu’un qui va vous en dire plus. » Je dis : « Oui, forcément, ça m’intéresse, vous ne m’avez rien dit ! » J’ai rencontré une autre agent clandestine qui arrêtait son activité. Du coup, on a eu un long échange toutes les deux, je n’ai même pas eu le temps de déjeuner […]. Elle m’a conseillée d’y réfléchir. J’ai dit : « Ça tombe bien, ce soir, c’est vendredi, et je pars en vacances au ski. » Donc, une petite semaine à la montagne, et j’ai réfléchi… Et en rentrant, j’ai dit banco !

Hervé : Ça va paraître curieux, mais j’ai quasiment signé sans savoir ce que c’était. On connaît [seulement] les buts, on sait que ça va être un service où on joue sans filet, où on n’est pas dans la sécurité d’une couverture diplomatique et où on est envoyé tout seul à l’étranger, plutôt dans des zones de crise ou de précrise avec l’objectif de recueillir du renseignement, mais sans avoir de spécialités. En gros, du renseignement tous azimuts.

Grégoire : Pourquoi ils acceptent ? Parce qu’ils sont brutalement confrontés à une idée qu’ils n’avaient pas eue, à un avenir qu’ils ne s’étaient pas projeté. Ils comprennent de manière un peu brutale que, finalement, on leur demande de devenir un « espion » tel qu’ils ont pu l’imaginer à travers les lectures qu’ils ont pu avoir ou les films qu’ils ont pu voir. […] Donc, il y a à la fois de la fascination et de l’attrait pour un monde qui par définition est mystérieux.

Fabrice : L’homme qui m’a recruté au sein du Service clandestin était un chef de bande, un leader naturel, et il aimait s’entourer de gens qui lui ressemblaient d’une certaine manière, qui étaient compatibles avec sa façon de voir l’« aventure » du renseignement. Et comme souvent les leaders de ce type-là, il adhère ou il n’adhère pas du tout à un type de personnalité. C’était vraiment une intuition personnelle. Il a misé sur moi. Ça a totalement changé mon existence.

VII

À l’improbable nul n’est tenu

Le candidat est dans la salle d’attente de la clandestinité. Mais sera-t-il admis à y pénétrer ? Comme partout, il y a ceux qui espèrent et il y a ceux qui ont. À l’encadrement de retenir les meilleurs — avec d’autant plus d’exigence qu’à la clé d’un éventuel échec dans leur carrière, ce n’est pas le chômage qui les attend, mais une crise internationale, la privation de liberté, voire la mort. Il est dès lors compréhensible que la sélection reste pour bonne part confidentielle. Comme l’explique Sandra, celui qui serait trop préparé à la batterie de tests qui l’attend prendrait un risque avec sa propre vie. Pour autant, le voile peut être légèrement soulevé sans rien compromettre. D’abord, parce que les techniques sont avant tout guidées par le bon sens. Ensuite, parce que la fiction, américaine comme toujours en la matière, s’est déjà longuement penchée sur ce mode de recrutement si singulier.