Victor : Il y a peu d’« agentes »… Peut-être que c’est un métier qui attire moins les femmes, je pense qu’il y a moins de candidates que de candidats. Et puis, ce style de vie est peut-être plus compliqué à gérer pour une femme…
Sandra : L’unité clandestine s’est montée avec quelques anciens du SA, donc avec du personnel militaire, avec un certain savoir-faire, mais aussi avec une silhouette ou des caractéristiques militaires assez visibles. Le but fut donc de recruter au moins une, voire plusieurs femmes, parce que les femmes peuvent permettre des couvertures qui ne sont pas toujours accessibles aux hommes, en tout cas, ça permet d’offrir un panel plus large.
JCN : Combien y avait-il de clandestines à votre époque[30] ?
Sandra : Très, très, très, très, peu…
JCN : Quelles en sont les causes premières ?
Sandra : Déjà, il n’y avait pas beaucoup de femmes à la DGSE. Comme un peu partout dans la société française, [pour] tout ce qui concerne l’action, on a tout de suite l’idée d’y mettre un homme fort. Or, si je mémorise un peu le profil de mes collègues, je n’en vois pas beaucoup de ce profil-là ! Au contraire, l’objectif est plutôt, pas forcément de passer inaperçu, mais en tout cas, d’être dans le paysage sans attirer l’attention.
Hervé : Il y a un nivellement par l’action qui est extrêmement égalitaire. Là aussi, on est dans le cliché, mais l’OT clandestin n’a plus de genre. Pour moi, on choisit le service parce qu’on a les capacités, qu’on a envie de le faire, et qu’on peut y apporter quelque chose. Après, qu’on soit civil, militaire, jeune, vieux, femme ou homme, très franchement je ne suis pas sûr que ce soit un critère pertinent.
Sandra : Pour une fois, on va comparer avec le cinéma, mais à juste titre : n’importe quel acteur ne peut pas tenir n’importe quel rôle. Pour la clandestinité, c’est pareil : n’importe quel agent, fût-il excellent, ne pourra pas forcément tenir la couverture nécessaire pour telle mission. Donc, parfois, un profil féminin [a] une particularité intéressante, parfois c’est anecdotique…
JCN : Ce besoin supérieur en femmes à votre époque correspond-il à un type de missions qui n’était pas exécuté auparavant ?
Sandra : Effectivement, on se focalisait sur le terrorisme, un terrorisme plutôt animé par une religion, l’islam. On se dit qu’une femme ne pourrait pas aller dans ce genre de pays pour obtenir du renseignement. [Or] le renseignement n’est pas uniquement détenu par des hommes, il peut être détenu par des femmes. Si c’est une source féminine, un homme ne pourra pas y avoir accès…
Hervé : On a une idée souvent très préconçue du périmètre d’action que peut avoir une femme dans [le monde musulman]. Au contraire, souvent, elle peut aller beaucoup plus loin que certains hommes.
Patrick : Le Service clandestin n’est pas macho. Nous avons eu d’excellentes « agentes » pour aller faire de la recherche de renseignements dans des situations très dangereuses. Elles apportent un plus très intéressant en termes de couverture professionnelle, de légende, de prise de contact dans certains milieux…
Grégoire : D’une manière générale, je vais être un peu vulgaire dans mes propos, mais une femme passe mieux dans le paysage qu’un homme. J’en ai moi-même fait l’expérience, il y a des années, dans un pays très turbulent, soumis régulièrement à des coups d’État. Je passais une partie de mon temps à l’aéroport de ce pays-là pour voir qui sortait de l’avion. Quand je voyais deux colosses descendre ensemble pour passer des vacances dans le pays, ça m’interrogeait un peu… Un couple, ou une femme seule, m’interrogeait moins. [D’ailleurs], à cette période-là, il y [eut] un coup d’État fomenté par une équipe de mercenaires ayant eu l’intelligence d’envoyer en reconnaissance un couple plutôt que deux déménageurs… D’une manière plus foncière, je dirais que les femmes ont une manière de travailler différente, beaucoup plus basée sur l’instinct. Elles sentent mieux les environnements et elles y sont plus sensibles.
Georges : Cela m’est arrivé de travailler avec des femmes redoutablement efficaces dans leur travail d’approche et de traitement de sources. Elles vont réussir avec un jeu de séduction à gagner la confiance de leurs cibles, qu’elles soient masculines ou féminines.
Fabrice : J’ai dû monter une équipe pour un programme de plusieurs années et je voulais absolument une femme. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours plus de facilité à parler à une femme, parce qu’il y a ce rapport de séduction qui permettra à une femme d’avoir des accès et notamment accès à des femmes dans des pays musulmans. Elles sont rarement aux commandes[31], mais elles ont toujours une vision intéressante de la société et des évolutions des rapports de force.
JCN : Avez-vous constaté de la frilosité dans la hiérarchie pour envoyer une femme en mission ?
Fabrice : Oui. Il y a encore une inertie du système, c’est une culture qui est très longue à faire évoluer. Mais on a déjà beaucoup travaillé en vingt ans !
JCN : Comment est abordée la question d’une éventuelle maternité ?
Grégoire : Je pose simplement la question : est-ce que vous envisagez de fonder une famille ? Pour la plupart, vu que je fais face à des jeunes, la réponse est invariable : « Non, pas pour le moment ; ma priorité est de me consacrer à mon travail. »
Georges : C’est sûr que la mère de quatre enfants est moins disponible que la jeune célibataire qui peut justifier d’une absence beaucoup plus facilement, mais il n’y a absolument pas d’objections à ce qu’une femme mariée puisse travailler dans ce milieu-là.
JCN : Mais tout projet de naissance ne leur est pas interdit ab initio… ?
Sandra : On ne me l’a pas formulé comme un interdit. Ce n’est pas un non-dit non plus. C’est une sorte d’évidence. Inclure une grossesse dans une couverture, c’est juste impossible. C’est antisécuritaire, pour la couverture et pour la personne. C’est effectivement la seule différence entre les clandestins féminins et masculins.
Hervé : On est dans un contrat moral. On peut vous demander de ne pas prévoir de tomber enceinte dans les trois mois qui suivent votre intégration car là, pour le coup, il y a presque tromperie sur le contrat. Mais après, s’il y a grossesse, qu’est-ce qu’il se passe ? Le service n’a pas de pouvoir de vie ou de mort, d’organisation de votre vie privée ! Il faut juste que les choses soient claires dès le départ. Le bon sens fait que c’est une parenthèse que vous allez mettre dans votre vie pour plein de choses. Peut-être que vous adorez faire de la compétition de ski et vous vous dites : « Ce n’est pas le moment que je me casse la jambe avant de partir en mission. » Donc vous allez vous restreindre…
JCN : L’une de vos autres particularités à la tête du Service clandestin est d’avoir recruté nombre de Bretons. Pourquoi ?
31
Aucune femme n’a encore dirigé le Service clandestin, ni le SA. De manière générale, depuis sa création, très peu de femmes ont occupé de hautes fonctions à la DGSE.