Pour autant, ce livre n’est pas l’histoire de ce dit « Service clandestin » bien que — et puisque l’heure est aux confidences — j’avoue que je serais très heureux de m’y atteler. Ses agents en effet ont arpenté quasiment toutes les zones de crise des vingt-huit dernières années, rapportant une autre lecture du fonctionnement de notre planète. Leur récit serait le négatif d’un film que nous croyons tous avoir compris.
Le temps viendra de le publier sans compromettre les enjeux d’aujourd’hui. D’ici là, l’Afghanistan servira de principale illustration à nos treize récits. Parce qu’il a vu se succéder à la tâche des dizaines d’officiers, ce conflit qui n’en finit plus se prête au mieux à la description des agissements de la DGSE dans l’ombre du monde. L’invasion soviétique en décembre 1979 l’a contrainte à investir une région qui ne lui était pas familière. Ses moyens limités, en comparaison de l’attelage américano-saoudien, l’ont ensuite conduite à bâtir ex nihilo des relations avec les Afghans qu’elle a continûment alimentées quand la plupart des services amis s’en détournaient.
Leur expérience, celle des membres du Service clandestin, mais aussi des chefs de poste dans les pays limitrophes et d’officiers du SA, permet de brosser un portrait de l’officier de la DGSE sur le terrain. Cette toile n’a pas la prétention de se vouloir universelle. Elle ne concerne qu’une catégorie du personnel de la DGSE, ayant elle-même tenu à rendre hommage au travail complémentaire, fondamental, des analystes qui, boulevard Mortier, à Paris, réceptionnent le fruit de leurs recherches, le confrontent aux informations collectées par d’autres voies et lui accordent finalement sa véritable valeur. Ceux-là mériteraient aussi un ouvrage qui, de la même manière, n’omettrait rien du rare mélange de compétences mises en œuvre, mais aussi des tracasseries somme toute banales de leur vie de bureau dont même les laboratoires pourtant pointus de la DGSE n’ont pas réussi à composer l’antidote…
Ces treize entretiens n’en demeurent pas moins uniques. Jusqu’à présent en effet, le paradoxe voulait que ce soient ceux qui ont répété à l’envi à leurs troupes de se cloîtrer dans le silence qui se sont exprimés le plus — je veux parler des anciens directeurs généraux de la DGSE. Leurs mémoires sont inégaux, mais légitimes. C’est moins vrai pour ceux des subordonnés qui leur ont emboîté le pas depuis quelque temps. Souvent partis dans de mauvais termes, ils ont dépeint un service dans lequel, à tout le moins, leurs congénères ne se reconnaissent pas toujours.
Aucun d’entre eux en tout cas n’a eu le parcours des treize ici présents, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’il n’y a que trois ou quatre unités semblables au Service clandestin dans le monde. Par conséquent, à ma connaissance, la transcription de leurs deux cents années d’expérience cumulées dans les théâtres d’opération les plus périlleux n’a pas de précédent.
Puisse-t-elle faire réfléchir, dans nos sociétés dites modernes, à la singularité de leur mission. Voilà des hommes et des femmes qui servent leur pays dans des conditions extrêmes. Leur paie, indexée sur la grille de la fonction publique, est sans aucune mesure avec leur investissement personnel et les dangers encourus. Les médailles, pour ceux qui leur accordent une valeur, ne leur sont, par essence, guère envisageables. Mais même la fierté d’un père ou d’une compagne, apprenant à un repas de famille la réussite d’une mission où ils ont donné tant d’eux-mêmes, leur est interdite.
Il ne s’agit pas de brandir les grands mots : la passion du métier, l’adrénaline de la mission, l’émulation au sein du service sont chez eux des moteurs à vrai dire beaucoup plus pertinents que le patriotisme qui pour tous est une évidence, mais qui suffit rarement à outrepasser comme il le faut, sur une longue durée, les limites traditionnelles. Et si, oui, ils sacrifient une part d’eux-mêmes, c’est de manière consentie, et avec, à la clé, non pas seulement du stress, de la peur et des remords, mais de la joie et un sentiment d’utilité sans guère d’équivalent.
Pour autant, à une époque de course aussi vaine qu’effrénée à la richesse et à la célébrité, il est bon que les Français sachent que, pour sauvegarder leurs intérêts, certains des leurs prennent encore bien des risques sans en attendre la moindre reconnaissance.
Les treize
Benoît : ancien officier du Service action.
Daniel : ancien officier du Service clandestin.
Fabrice : ancien officier du Service clandestin.
François : ancien officier du Service clandestin.
Georges : ancien officier du Service clandestin.
Grégoire : ancien chef du Service clandestin.
Hervé : ancien officier du Service clandestin.
Michel : ancien chef de poste.
Norman : ancien chef de secteur à la Direction du renseignement.
Patrick : ancien chef du Service clandestin.
Sandra : ancien officier du Service clandestin.
Victor : ancien officier du Service action.
Vincent : ancien chef de poste.
I
Paroles de DGSE
Ils ont fait le choix du secret, et ils parlent… Un reniement de ce qui a façonné une partie de leur vie ? Un coup de colère face aux débats actuels ? Rien de tout cela. Car les treize témoins de ce livre, évidemment sous pseudonyme, ne livrent aucun secret. À quoi bon un livre, alors ? Il en va du secret dans une société comme des nuages dans le ciel : il est passager. Si la présence d’un officier de renseignement français dans tel pays n’est pas à révéler en 2017, elle sera vraisemblablement connue dans dix, vingt, cinquante ans, pour peu que les auteurs de cette époque se donnent le mal de la rechercher. N’en déplaise aux amateurs de complots, tout finit toujours par se savoir dès lors que plus de deux personnes sont dans la confidence. Les « espions » ne parlent pas ? Sauf… à ceux auxquels ils veulent bien parler. Car ils savent que leur parole ne sera pas trahie et qu’il ne leur sera pas demandé ce qu’ils ne peuvent raconter. Dès lors, ils se confient volontiers sur leur métier, heureux sans doute de le faire partager comme rarement ils y sont parvenus avec leurs proches. Et alors, ils dévoilent ce qui est beaucoup plus fort qu’un « secret d’État » : la confrontation d’un homme ou d’une femme avec le service de la France, la peur, l’humilité, le mensonge, l’oubli… Cette confidence-là ne sera jamais balayée par le vent des années.
JCN : Pourquoi acceptez-vous de témoigner ?
Georges : J’ai effectivement signé un engagement de confidentialité en quittant le service. Cet engagement contraint les agents à ne pas révéler le secret des opérations auxquelles ils ont participé, ainsi que l’environnement général dans lequel ils ont pu être employés. Ceci étant, aujourd’hui, avec une dizaine d’années de recul, je considère qu’il est important pour un large public de connaître, de mieux apprécier les particularités du monde clandestin auquel j’ai appartenu, sans toutefois révéler de secrets ou d’opérations qui pourraient être encore aujourd’hui réalisées par le Service clandestin.
François : Les agents en général, et les clandestins en particulier, ne parlent pas, ce n’est pas dans notre culture, cela ne fait pas partie de notre formation. Mais la communication a considérablement évolué ces dernières années, y compris depuis l’époque que nous allons évoquer […]. Aujourd’hui, les réseaux sociaux, les communications sont ouverts, tout le monde parle à bon ou mauvais escient. Je pense que la position des services d’avant — ne jamais rien dire et ne faire état que des échecs — a évolué et il paraît nécessaire, à l’instar de ce que font les services étrangers, à savoir américains ou anglais, de pouvoir communiquer pour que les gens sachent ce qui se passe et comment nos services opèrent dans le monde.