Georges : Je dirais que, contrairement à l’agent de renseignement qui agit sous sa propre identité, et qui peut apparaître comme un caméléon se fondant un peu dans tous les environnements, et évitant la lumière, le clandestin au contraire doit profiter de toutes les opportunités pour justifier de son activité. Concrètement, à partir du moment où le clandestin a un moyen de faire passer un article, d’apparaître dans une revue ou à la télévision pour justifier une activité, il utilisera cette opportunité parce que ça lui évitera d’avoir à répondre à des questions : qui êtes-vous, que faites-vous ? Il y a des choses qui sont faciles à démontrer à partir du moment où l’attitude, la tenue vestimentaire et les moyens correspondent parfaitement à la catégorie sociale qu’on est censés représenter. Le mimétisme est très important. C’est très intéressant de constater que l’« uniforme », la tenue vestimentaire, est souvent le même en fonction de la catégorie socioprofessionnelle à laquelle on appartient. La perception des codes, l’immersion dans un milieu passent par cette phase d’observation qui est extrêmement importante. Après, bien entendu, il faut que le bagou, les réponses qu’on pourrait apporter soient en cohérence parfaite. Mais avec une bonne perspicacité, de l’observation, on s’en sort très bien.
Daniel : Il faut être un comédien, et il n’y a pas de pause. À partir du moment où vous revêtez votre costume lié à la couverture et à la légende, eh bien vous jouez un rôle et vous le tenez jusqu’au bout, jusqu’à la fin de la mission. S’il dure des années, il y aura forcément des coupures. On n’est pas dans le cas des illégaux du KGB qui vivaient sous identité fictive et sous autre nationalité, projetés sur une très longue durée dans un pays étranger pour renseigner au profit de l’Union soviétique…
Georges : L’agent doit faire vivre sa structure de couverture. La faire vivre, c’est quoi ? C’est s’y rendre plusieurs fois par semaine, c’est rentrer en contact avec son voisinage, aller acheter son pain et vivre dans son appartement comme n’importe qui.
Daniel : On doit y être le plus souvent possible. On doit, au quotidien, apparaître dans son quartier, aller à la boulangerie, aller se faire couper les cheveux à côté, être connu des commerçants, du concierge. La vie d’un clandestin, j’aime bien [la] comparer à une toile impressionniste : c’est fait de plein de petites taches de couleur, plein de petites actions qui, quand on les prend l’une après l’autre, ne représentent rien ; mais finalement, quand on prend un peu de recul, c’est tout un ensemble qui donne une cohérence à la couverture. Prenons le cas d’une structure que je vais créer. Je vais m’appuyer sur un honorable correspondant qui va me présenter à son réseau, qui va m’aider éventuellement, qui va me faire travailler pour maîtriser les savoir-faire, les savoir-être de la profession. Et puis après, je vais apprendre à voler de mes propres ailes ; et tous les gens, soit que je vais employer, soit avec qui je vais travailler, ou mes clients, seront totalement inconscients de mon appartenance à la DGSE, totalement inconscients [du fait] que cette structure est une émanation de la DGSE. Les liens sont totalement coupés.
Georges : Lorsque j’ai été en opération sous couverture clandestine, je me trouvais depuis plusieurs mois dans une zone de guerre. Un de mes contacts, qui ne me connaissait que sous couverture, vient me voir un jour et me dit : « Tu ne trouves pas que machin a un comportement un peu bizarre ? » Je dis : « Je ne sais pas, de quoi veux-tu parler ? » « Écoute, je ne sais pas, mais il ne parle pas, il est très discret. Pour moi c’est un mec de la DGSE. » Alors, je lui réponds spontanément : « Je n’y connais rien dans ces trucs-là, mais maintenant que tu m’en parles tu as peut-être raison. » Pour moi, c’était le summum […]. J’avais atteint les objectifs que je m’étais fixés, j’étais crédible et j’avais même réussi de manière complètement indirecte à attirer l’attention sur quelqu’un qui, pour le coup, n’avait rien à voir [avec] les services de renseignement.
Victor : On commence petit à petit à s’entraîner lors de la formation initiale. On le fait lors d’exercices, et puis en vrai. Et plus on le fait, plus on se sent à l’aise. La difficulté, c’est de ne pas basculer sur « je ne suis que mon IF et j’ai oublié finalement que j’étais un soldat au service de la France ». Tout ça, en restant concentré en permanence. Pourquoi ? Parce que l’agent clandestin doit être en permanence en train de maîtriser sa sécurité et son environnement. Il n’est pas là à se retourner toutes les deux minutes et à suspecter tout le monde. [Mais] est-ce que l’ambiance dans la ville est habituelle ou différente, est-ce que ce gars-là je ne l’ai pas vu dans une autre circonstance, il y a peu de temps ?
Georges : Rien n’est laissé au hasard. C’est extrêmement contraignant, mais c’est l’assurance vie qui permettra aux agents clandestins de durer, d’être efficaces et de pouvoir remplir leurs missions. Il existe bien entendu des phases de décompression où les gens partent en vacances mais la difficulté, là aussi, en épousant une identité, en ayant une activité, eh bien c’est de rompre avec son environnement fictif, c’est de ne plus donner de nouvelles.
François : Une société, surtout avec les décalages horaires, ça vit en permanence, ça a des activités en permanence, des transactions en permanence. Il est vrai que quand on entre dans le service, on met notre vie sociale de côté.
Sandra : Avoir deux vies en vingt-quatre heures, ce n’est pas possible, c’est épuisant. Donc il y a des techniques pour faire vivre la couverture comme si elle était vivante vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et pour quand même avoir une vie pour soi, une vie privée. On reste des êtres humains, pas des robots que l’on programme. On a besoin de repos et de recul, et ce recul est important pour la couverture, pour ne jamais oublier pourquoi on nous demande d’être clandestins.
Georges : Aujourd’hui, vous envoyez un mail, si vous n’avez pas de réponse au bout de trois, quatre jours, vous allez peut-être vous poser des questions. Vous allez vous inquiéter, donc le clandestin, avec toutes les difficultés que ça représente, doit maintenir le contact […]. Même en vacances, il faut prendre le temps d’aller dans un cybercafé, d’envoyer un mail sous son nom d’emprunt pour donner des nouvelles parce qu’encore une fois, les moyens modernes de communication aujourd’hui nous imposent cette grande réactivité.
JCN : Comment s’effectue la transition entre vie réelle et vie fictive ?
Patrick : Dans la fiction, on voit des gens qui sont tout le temps avec des papiers, des fausses identités dans des valises ou cachées chez soi… Ça ne fonctionne pas comme ça […]. Vous arrivez avec vos papiers normaux, vous passez dans un sas où vous donnez tous vos papiers et vous récupérez les papiers qui correspondent à votre mission. Avant de partir, il y a tout un questionnaire qui est fait, qui peut être musclé selon le niveau de dangerosité de la mission, pour bien s’assurer que vous êtes dans la peau de votre nouvelle identité. Et dès que vous rentrez en France, vous rendez vos papiers.
JCN : Donc, contrairement à la fiction, on ne peut pas imaginer quelqu’un qui rentre et qui garde son identité fictive pendant des mois à Paris ?
Patrick : Vous ne pouvez pas avoir une double vie avec une identité fictive sans que cela soit contrôlé et géré par le service, c’est impossible. La récupération d’un agent au retour d’une mission est une mission en elle-même, et vous avez des gens qui sont chargés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, de s’occuper de ce processus d’envoyer les gens en mission et de les récupérer, avec, parfois, des dispositifs de sécurité très complexes […].