JCN : Mais y a-t-il des impôts à payer dessus, par exemple ?
Grégoire : Non, il n’y a pas d’impôts, car les sommes gagnées sont généralement bien en dessous du seuil imposable.
JCN : Et si vous êtes sous identité fictive et que vous percevez un salaire dans le cadre de votre couverture, que devient-il ? Vous devez bien justifier, dans ce cas-là, de deux rémunérations ?
Sandra : Alors, non, on ne justifie pas deux rémunérations puisque ce sont deux personnes, ou deux identités différentes, qui perçoivent cette rémunération. Il y a des protocoles prévus pour gérer ces cas-là, mais je ne peux pas vous les dévoiler évidemment…
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Confidences sur l’oreiller
Nouvel aveu : un autre titre aurait convenu pour ce chapitre traitant de l’information des familles, « Les rasoirs ». J’y ai renoncé parce que trop de lecteurs y auraient reconnu l’un des leurs. Qui n’a pas été découragé en effet, lors d’un dimanche en famille, par un proche racontant une nouvelle fois, et de manière toujours aussi insipide, ce à quoi il occupe ses journées ? Méfiez-vous, il cache peut-être un membre de la DGSE ! Pour ne pas avoir sempiternellement à mentir, l’officier de renseignement apprend de fait par cœur, mais à l’envers, le manuel de la vantardise : rien de ce qu’il dit de lui à son entourage ne doit susciter la curiosité. Une soif étonnante d’indifférence, d’antigloriole. Cela peut paraître évident. Mais comment Edmund Hillary aurait-il vécu le silence après avoir conquis l’Everest ? Tous les OT ne rapportent certes pas le renseignement capital qui empêchera la France de déclencher une guerre. Toutefois, ce n’est pas tant la valeur de l’information collectée que l’accumulation des missions clandestines qui est susceptible de générer de la lassitude ou de l’aigreur.
JCN : L’officier traitant est formé. Sa légende et sa couverture ont été définies. Qu’est-il autorisé à raconter à ses proches ?
Sandra : En entrant, on signe un document sur lequel on dit qu’on est bien conscient d’entrer dans un service spécial, et que la règle est de ne jamais dévoiler ce qu’on y fait.
Daniel : À partir du moment où on entre à la DGSE, on est formé, et on est sensibilisé, au fait qu’on est dans la manipulation. Je ne sais pas si on est dans le mensonge, en tout cas on est dans l’omission. Et pour moi, ne pas dire ce que je fais n’est pas mentir, c’est faire mon travail d’officier traitant, c’est-à-dire aller recueillir une information que je n’aurais pas si j’arrivais en disant : « Bonjour, DGSE, dites-moi tout ! » Ensuite, j’assure ma protection et j’assure la protection de ma famille en mentant effectivement sur qui je suis à l’extérieur.
Georges : La première qualité du clandestin, [c’est qu’]il joue toute sa vie, pendant qu’il est en activité, un jeu de rôles. À la différence du cinéma et de James Bond, c’est un acteur de théâtre qui doit pouvoir mentir à son environnement le plus proche, y compris à sa femme, parce qu’on sait tous qu’un jour ou l’autre les confidences sur l’oreiller peuvent être dramatiques.
Victor : Normalement, on ne dit rien. On n’est pas censés parler de la destination de ses missions. On peut dire à sa famille : « Je m’en vais tel jour, je rentre normalement tel jour ; si mon retour est retardé, tu seras prévenue. » Mais enfin, bon, les conjoints comprennent rapidement comment ça marche…
Sandra : On est formés au mensonge, donc c’est très facile pour un agent clandestin de mentir. Maintenant, au-delà de la facilité de mentir, il faut savoir gérer le mensonge, il faut s’en souvenir, le faire vivre, le rendre plausible, le rendre vérifiable. Il y a déjà tout ça à gérer pour la couverture, si en plus il faut en rajouter pour la vie privée, c’est un peu lourd…
Benoît : Il faut démonter un peu les mythes : ma famille, mon épouse, savaient très bien que j’appartenais au Service action. Je n’ai jamais menti. Il y a des choses que, juste, je ne disais pas. Quand je partais par exemple au Pakistan, elle ne savait pas où j’allais. De manière générale, le prétexte était de dire que j’étais dans un pays africain ami et […] c’est ce qui figure dans nos états de service.
Patrick : On ne va pas interdire à quelqu’un de dire : « Je vais dans tel pays. » Ce que l’on recommande, c’est de tenir informées les familles que, pendant un certain temps, on ne pourra pas être en contact avec elles pour des raisons de sécurité.
Hervé : La durée, c’est quand on la sait ! Parfois, on n’a pas vraiment idée de notre date de retour. Donc, plutôt que de créer des angoisses, je pense qu’il vaut mieux rester flou. En tout cas c’était ma position personnelle, je ne donnais jamais une date précise de retour, car cette date pouvait parfois être dépassée ne serait-ce que de vingt-quatre heures, mais c’était vingt-quatre heures de torture pour la famille. Si on dépasse de beaucoup, il y a moyen de faire prévenir notre famille par quelqu’un de confiance du service.
JCN : Donc il y a quand même des moyens de communication avec la maison mère ?
Hervé : Il y a des moyens prévus.
JCN : Dont vous ne direz pas plus ?
Hervé : Dont je ne dirai pas plus. Il vaut mieux cependant compter sur soi-même, parce que c’est ce qu’on attend de vous, et c’est pour ça que vous avez été choisi, votre capacité à gérer les problèmes tout seul, ou en tout cas à vous faire aider d’un groupe qui va être dans votre couverture. Ça va vous permettre de gérer 99 % des problèmes et des incidents qui peuvent survenir en mission.
Victor : On peut imaginer certaines missions où l’agent pourrait de temps en temps communiquer avec sa famille […]. L’inconvénient de cette solution, c’est que, du coup, on est en relation avec les problèmes de la vie quotidienne à la maison, et ça peut créer des failles. Parfois, il vaut mieux ne rien savoir. Pour la femme, pour la famille, ça peut être frustrant de ne pas avoir de nouvelles ; pour l’agent, finalement, il y a un certain confort. L’agent reste un gars normal. Il a ses factures, ses enfants qui tombent malades, tous les problèmes de la vraie vie, et en plus, il se rajoute tous les problèmes de sa vie fictive. Donc, il a double dose de problèmes ! Il faut qu’il y ait une grande complicité dans le couple, pour que, quand il s’en va, il ne soit pas parasité par des problèmes familiaux, personnels, qui vont lui rendre la vie impossible en mission.
Fabrice : On avait des moyens chiffrés de communication et on pouvait transmettre des messages personnels simples, du genre : « Tout va bien, je ne me suis pas fait mal. » [Ma femme] elle-même avait un lien avec le service qui l’appelait pour savoir comment elle allait, car c’est un risque potentiel que la base arrière, comme on dit, c’est-à-dire la famille, ne supporte pas cette situation.
Grégoire : Ma famille connaît au moins le nom de l’unité. Elle sait à peu près ce que c’est, en tout cas mon ex-femme, puisque mes enfants à l’époque étaient trop petits. Mais je me garde de lui expliquer dans le détail car ce serait plus anxiogène pour elle qu’autre chose. Moi, j’ai une position un peu iconoclaste sur ce sujet-là. Je conseille toujours à mes OT d’avoir un confident, qui peut être le mari ou la femme, le père, la mère, un très proche ami, mais d’avoir toujours un confident, car on est dans un métier où on doit subir un stress permanent, où on doit mener une double vie, où on doit mentir en permanence, et le cas échéant être exposé à des risques. Il est important que la personne ait un exutoire. Elle en a un au service, mais il faut aussi quelqu’un à l’extérieur…