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Victor : Habituellement, ce qu’on conseille, et ce qui se fait, c’est d’en parler tout de même à sa femme parce que ce n’est pas très tenable sur la durée. Si on commence à mentir à sa femme ou à sa conjointe, la difficulté c’est qu’on s’enfonce dans le mensonge.

Sandra : Il n’y a que mon compagnon qui sait que je pars en mission […]. Pas le détail, juste le pays et le temps d’absence. Et puis, j’avoue que je l’ai un peu laissé se débrouiller tout seul avec les amis, la famille, les voisins, mais il s’est très bien débrouillé. Il est devenu expert en prétextes ! Du coup, parfois, je me suis dit : « Mince, il ne va pas falloir qu’il se mette à vouloir une deuxième vie, car il serait très bon pour me faire gober n’importe quoi. »

François : Mon épouse saura toujours où je me trouve. C’est une décision de Grégoire qui partait du principe que nos épouses, et encore plus maintenant, elles ouvrent la télé, elles voient ce qui se passe partout dans le monde en temps réel et son idée c’était qu’elles ne paniquent pas systématiquement en se disant : « Il s’est passé quelque chose au Zimbabwe, est-ce que mon mari y est ou pas ? » Les épouses des agents du Service clandestin savaient exactement où se trouvait leur mari et ce, contrairement à ceux du Service action, où même la famille immédiate ne le savait pas.

Sandra : Garder le secret de l’activité à la DGSE en général, ou même à l’unité clandestine, je pense que ça doit s’avérer inhumain. On ne peut pas la cacher complètement à tout son entourage, là on serait vraiment dans de la schizophrénie.

Hervé : On n’est pas recrutés hors sol. Donc, on a une vie comme tout le monde et il va falloir la gérer. Ce qu’on va devoir gérer en premier lieu, c’est la sécurité de notre famille, ça, c’est le marqueur, et ce qui va orienter l’ensemble du discours. [Or] le secret peut être aussi une menace : si on lui ment, si on ne lui dit rien, on va forcément entraîner une frustration, et amener peut-être des membres de cette famille-là à être moins prudents.

Sandra : [Officiellement], je suis entrée au Ministère de la Défense. J’ai une relation de confiance avec mes parents. Donc ils y ont cru. Je me pose plus la question pour mes amis, la poignée à qui j’ai décidé de le dire, sans rien dire, plutôt de dire que j’avais un job sur lequel on ne posait pas de questions. J’estime que notre amitié réciproque et sincère est suffisamment forte pour qu’ils comprennent que, de leur côté aussi, ce n’est pas la peine de me poser de questions, ou alors, cela m’obligerait à leur mentir. Je ne suis pas allée dans le détail, pour des questions de sécurité, autant pour moi que pour eux : plus on connaît les détails d’un secret, plus il est lourd et difficile à garder, tentant de le dévoiler ou difficile à cacher.

Fabrice : J’ai des amis d’enfance sur lesquels je me suis appuyé, peu nombreux, mais très proches, et qui ont fait protection. Parce que, sinon, il y avait une incohérence dans le discours par rapport aux amis plus lointains, et ma femme aurait été toute seule à essayer de me « défendre ». Il y avait tout un groupe autour d’elle qui, quand je n’étais pas là, pouvait jouer ma propre légende, et c’était assez confortable.

Patrick : Je me suis retrouvé à un repas, un soir, invité par un camarade de promotion et tout d’un coup l’épouse de ce camarade commence à dire : « Tiens, Patrick fait partie de la DGSE » au milieu de gens que je ne connaissais pas. Et ça, faut le gérer…

Georges : Il faut essayer de trouver une réponse suffisamment bateau pour que les gens se désintéressent de vous. Vous vous apercevez qu’à partir du moment où on fait parler les gens, où on s’intéresse à eux, les gens sont flattés.

Sandra : Pour « traiter » la famille, c’est très facile, il suffit de parler de son métier comme d’un truc rébarbatif, rasoir, inintéressant, et d’un coup les questions s’arrêtent.

Victor : À l’extérieur, j’étais militaire. Souvent, les gens n’ont pas de connaissance particulière de l’armée, donc « militaire », très bien, ils s’en foutent un peu. Après, il y a les passionnés du monde militaire, et ils deviennent un peu plus précis dans leurs questions. Une bonne manière de contrer l’attitude des gens qui s’intéressent, c’est de retourner la question.

François : C’est un jour de repas dominical, chez mes parents, où nous sommes invités à déjeuner. Je suis officier de permanence au profit de la direction des opérations. Ce jour-là, j’ai cinq téléphones avec moi : mon téléphone de permanence, mon téléphone professionnel en tant qu’officier du Service clandestin, le traditionnel qui me permet d’échanger avec Grégoire, mais surtout j’ai celui de l’identité fictive, car je suis sur deux projets simultanés, qui n’ont rien à voir dans le cadre espace-temps, l’un se trouvant en Asie centrale et l’autre du côté du Moyen-Orient. Et ces identités sont différentes. L’astuce que j’avais trouvée, c’est que j’avais mis sur mes téléphones le prénom pour que « Pierre » ne réponde pas à la place de « François » et « François » à la place de « Paul ». J’avais camouflé mes téléphones dans les plantes vertes, et un de mes petits-neveux a découvert le pot aux roses en sortant mes téléphones et en me demandant ce que c’était…

JCN : Et que lui avez-vous dit ?

François : D’aller jouer ailleurs…

Georges : J’ai eu la chance d’avoir une femme extrêmement compréhensive, ça vient peut-être du fait que je me suis marié alors que j’étais déjà depuis plusieurs années à la DGSE, et que dans le contrat de mariage, si je puis dire, je lui ai exprimé que je n’étais pas un cadeau, car je partirais régulièrement sans pouvoir lui révéler où j’étais ni ce que j’y faisais. [Mais] j’ai en tête un certain nombre de couples qui n’ont pas survécu aux contraintes extrêmement fortes, le fait de ne pas pouvoir donner de nouvelles ni d’en recevoir, le fait d’être très éloigné de la réalité sans pouvoir partager le soir ou le week-end un certain nombre d’anecdotes.

Hervé : Pour certains, la déflagration dans la vie privée peut être un signal pour se dire [que] c’est maintenant que je dois arrêter avant de tout perdre. Ou au contraire, ça peut être un choix, comme tout le monde fait des choix de carrière. À un moment donné, on fait un choix entre sa famille, sa vie amoureuse et son métier, mais c’est à chacun de juger où le portent son esprit et son cœur.

Fabrice : C’est arrivé à plusieurs reprises, pas forcément dans notre service dit clandestin, que l’épouse ou l’époux pète un plomb et qu’on soit obligés de faire rentrer les agents parce que, sinon, chez eux, ils allaient se retrouver avec une porte close. Le service tentait de maintenir un lien entre les deux, pas toujours avec succès, mais il tentait…

XI

De la théorie à la pratique

Un ingénieur sortant d’école ne se voit pas confier la construction du viaduc de Millau. Il en va de même avec les OT qui ont besoin de faire leurs gammes. La clandestinité ne doit jamais être innée. Celui qui a trop d’assurance le paiera tôt ou tard dans une situation qu’il aura hâtivement jugée. Voilà sans doute le dilemme le plus fort auquel tout OT doit faire face d’emblée : ne jamais se défaire d’une humilité totale, confinant presque au sacerdoce, tout en ayant conscience qu’il représente beaucoup plus que sa propre personne. Le gouvernement étranger ou le mouvement rebelle qui le captureront en connaissance de cause se moqueront de démêler le vrai du faux dans son identité. En revanche, ils sauront immédiatement exploiter la valeur de leur prisonnier, qu’elle soit politique ou financière. Si l’État, à Versailles, c’était Louis XIV, les clandestins, eux, à l’autre bout du monde, ce sont la France.